Soumis par Michel Lambert le
Le lait et la crème occupent une place importante dans notre alimentation collective actuelle, mais qui a apporté cette tradition au Québec? Disons tout de suite que les autochtones connaissaient, bien sûr, le lait maternel de leurs femmes et celui des mammifères, mais ne consommaient jamais de lait, une fois sortis de leur prime enfance. Les Innus l'appelaient toutouch pimi, ce qui se traduit par "liquide de sein". Ce sont les Inuit Dorsétiens qui auraient goûté, les premiers, au lait d'un animal, lorsque les Vikings se sont installés à l'Anse aux Meadows, en face de Blanc-Sablon, il y a plus de 1 000 ans.
Les Vikings du Groenland, comme ceux de la Scandinavie de l'époque, étaient de grands consommateurs de produits laitiers qu'ils tiraient de leurs vaches, leurs chèvres et leurs brebis. Un guide anthropologue rencontré à l'Anse-aux Meadows m'a dit que c'était probablement à du lait de chève que les Inuits auraient goûté puisqu'on voit mal comment les Vikings auraient pu apporter un troupeau de vaches sur un drakar. Pourtant, ils l'avaient bien fait entre la Norvège et l'Islande ou le Groenland. Les Inuits avaient trouvé ce cadeau empoisonné, une fois rendus chez eux, car ils auraient tous été malades. On connait la difficulté de digérer le lait pour la majorité des Asiatiques d'origine. Leurs cousins de la Laponie consommaient pourtant du lait de renne (caribou) depuis des lustres! Et aujourd'hui, la majorité des Asiatiques consomment plus de crème et de fromage que de lait. Ce qui démontre une adaptation progressive de l'humain aux produits laitiers. Il y a d'ailleurs tout un débat, à l'heure actuelle sur les bénéfices du lait animal pour l'être humain. Des raisons de santé entrent en contradiction et s'ajoutent aux raisons environnementales et de bien-être animal pour les animaux d'élevage. Le végétalisme proscrit les produits laitiers de son régime alors que le végétarisme le permet. Quoi qu'il en soit, l'être humain consomme du lait animal depuis l'époque néolithique, avant même l'installation de l'agriculture en Europe et en Asie.
Selon les archéozoologues, ce sont les boeufs et les brebis qui ont été domestiqués les premiers, il y a 11 000 ans, puis les chèvres le furent, il y a 10 000 ans. La rencontre entre l'homme et ces animaux se faisait naturellement aux points d'eau. Les humains qui se nourrissaient beaucoup de grains de céréales sauvages leur donnaient les parties qu'ils ne consommaient pas; ils les auraient donc apprivoisés de cette façon, en les nourrissant. Les clôtures seraient venues par la suite pour les garder près d'eux lorsqu'ils auraient construit leurs premiers villages et fait leurs premiers jardins et leurs premiers champs de culture céréalière. Certains ont dit que ces hommes gardaient ces animaux pour leur viande, mais c'est un paradigme inexact depuis que la plupart des archéozoologues pensent que les premiers hommes gardaient ces animaux pour leur force de travail et pour leur lait. Ils ne les abattaient pour leur viande qu'en fin de vie de l'animal. C'est seulement lorsqu'on a eu trop d'animaux d'élevage qu'on a abattu des animaux plus jeunes et beaucoup plus tendres au goût. En d'autres mots, les steaks, les rosbifs saignants et tous les plats de boeuf haché sont apparus bien longtemps après les bouillis et les rôtis de longue cuisson.
On a des preuves archéologiques de l'élevage de boeuf et de vache laitière en Turquie qui date de 9 000 ans. Or les premiers immigrants que la France a reçus, il y a 5 000 ans, venaient justement de l'Anatolie, au nord-ouest de la Turquie. Ces gens auraient aussi apporté l'agriculture en France et dans les îles Britanniques, avec la consommation importante du blé. Les archéologues ont trouvé des traces de consommation de lait sur des résidus de céramique, dans les Îles Britanniques, qui remontent à 5 000 ans. Les Celtes auraient suivi les Anatoliens, il y a 3 000 ans, avec leurs troupeaux acquis lors de leur migration progressive de l'Asie Centrale vers l'ouest de l'Europe où ils se sont installés définitivement. Les Français sont majoritairement descendants de ces 2 peuples. Puis, à partir du troisième siècle avant J.C., les Romains auraient conquis ce qu'ils appelaient la Gaule (le pays des poules) parce que les Celtes tenaient le coq comme leur idéal -- Ils étaient d'ailleurs de grands consommateurs de poulets et d'oeufs de poule. Puis, au deuxième siècle après J.C, les peuples germaniques auraient commencé à envahir la Gaule romaine avec leur bétail. Ces gens, tout comme leurs cousins scandinaves, étaient de grands consommateurs de produits laitiers. Ils avaient développé toute une stratégie pour favoriser cet élevage en construisant des étables pour les garder au chaud en hiver et des granges pour entreposer le foin qui les nourrirait en basse saison. Lorsque les Vikings s'installèrent en France, au début du IXe siècle, les produits laitiers deviendraient encore plus importants dans le régime alimentaire des Français du Nord-Ouest et de Paris. Ce serait la mëme chose lorsque les Vikings, les Angles et les Saxons s'installeraient dans les Îles Britanniques. Ailleurs dans le monde, on consommerait, comme en Europe de l'Ouest du lait de vache, de chèvre, de brebis, mais aussi du lait de jument, de yak, de chamelle, de dromadaire, de bufflonne et de renne.
C'est Jacques Cartier qui apporta les premières chèvres et brebis au Canada, en 1541. Mais les premiers colons français installés à Pont-Rouge, en amont de Québec, les mangèrent tous avant de retourner en France, le printemps suivant. Il fallut attendre la fondation de Québec en 1608 pour voir le bétail s'installer définitivement au Québec. À partir de 1635, les bateaux ont transporté plusieurs types de vaches qui se sont métissées pour créer la vache canadienne. Cette vache donnait un lait riche en gras favorable à la production de crème, donc de beurre et de fromage. Le Québec a fini par se construire toute une réputation pour la qualité de son beurre et de son fromage, en particulier au milieu du XIXe siècle où l'on installa l'industrie laitière. On commença à exporter massivement du cheddar aux États-Unis et en Angleterre. J'y reviendrai dans des articles futurs.
C'est l'importation de la vache Holstein d'origine néerlandaise, grosse productrice de lait, qui modifia l'industrie laitière de façon importante, dans les années 60. Le gourvernement québécois instaura un système de quota basé sur la quantié de lait et non pas sur la qualité du lait de sorte qu'on s'est mis à favoriser les vaches productrices de lait plutôt que nos vaches traditionnelles plus riches en gras pour la production de beurre et de fromage. Heureusement, certains cultivateurs eurent l'idée de sortir des sentiers battus pour élever d'autres types de vache comma la canadienne, la suisse ou la Jersey réputées pour leur lait riche en gras. Vous connaissez sûrement le fameux fromage Pied-de-Vent des Iles-de-la-Madeleine, fait avec du lait de vaches canadiennes.
Quoi qu'il en soit, les Québécois ont traditionnellemt cuisiné quotidiennement avec du lait, en haute saison. On en faisait des soupes et des sauces blanches ou béchamels avec les légumes verts du jardin, les légumes autochtones (citrouille, courge, maïs, haricots), les poissons et les fruits de mer de nos garde-manger territoriaux. On se faisait du beurre pour l'hiver à l'aide d'une baratte qu'on se transmettait de mère en fille. On se faisait du fromage égoutté lors de la haute production de lait en juin et juillet. Et l'on se faisait du blanc-manger, des tartes, des crèmes et du sucre à la crème, tous les dimanches pour se récompenser d'une belle semaine de travail. Le sucre à la crème incarne toujours le bonheur après les privations et les durs travaux du quotidien. Il est un rappel du lait maternel sucré, si réconfortant de notre prime enfance! Tous les desserts avec le lait Eagle, le dulche de leche bien à la mode, à l'heure actuelle, font ce même rappel.
La période de confinement avec ses publicités et ses émissions d'encouragement à tenir le coup nous rappelle les petits plaisirs de la vie que le lait et la crème peuvent nous apporter. Et si on est végétalien, on peut toujours se rabattre sur les laits végétaux comme le lait de soya, de coco, d'avoine, d'amande, de riz, etc. Nous vivons dans un pays libre!
Je vous souhaite une bonne semaine et de petites douceurs, comme dirait mon beau-frère Vallier.
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec