La cuisine des Germains

Les Germains sont une autre ethnie venue d’Asie Centrale, parlant une langue indoeuropéenne dont la langue-mère est le sanscrit. Les Romains les ont baptisés de « barbares », car ils étaient très violents et combatifs. Comme les Celtes et les Romains, ils étaient constitués de sous-groupes importants que les Grecs et les Romains ont pu identifier dans leurs textes sous le nom de Francs, de Wisigoths, de Goths, d’Ostrogoths, de Huns, de Vandales, de Suèves, de Lombards, d’Angles, de Saxons et de Vikings. La première question qu’on peut se poser, c’est pourquoi les Barbares ont-ils envahi l’Empire romain qui, lui-même, avait envahi la plus grande partie de l’Europe d’alors ?

La réponse n’est pas simple, mais la plupart des paléoenvironnementalistes pensent que c’est une dégradation importante du climat qui aurait provoqué cette succession d’invasions : ce climat aurait détruit leurs récoltes et mis en danger la vie de leurs communautés, entre le IVe siècle et le XIe siècle de notre ère. Les tribus germaines seraient entrées sporadiquement sur le territoire gallo-romain à partir du IIIe siècle, en se poussant les unes les autres, et en se mêlant déjà aux populations celtes et gallo-romaines sur place. De plus, ces peuples se convertirent progressivement au christianisme à partir du Ve siècle, en modifiant profondément leur mœurs et leurs croyances. Le premier peuple germain à s’établir officiellement sur le territoire gallo-romain, avec l’assentiment de l’autorité romaine, fut les Goths, en l’an 382 et l’an 418. Les Francs, de leur côté, reçurent la permission de s’établir dans le nord-est de la Gaule romaine, en 406, à la condition de protéger militairement la frontière de la Gaule située au fleuve Rhin, contre l’invasion des autres peuples germains. Mais l’invasion continua quand-même partout sur le territoire gallo-romain . L’Empire romain s’écroula petit à petit avec l’installation de royaumes germaniques, partout en Europe.

Ce sont des tribus germaniques regroupées sous le nom de Francs qui se sont établies dans le nord de la Gaule. Les troupes franchirent donc le Rhin et pénétrèrent les régions actuelles de l’Alsace et de la Lorraine et progressivement, tout le nord de la France, y compris les régions d"où sont partis les ancêtres français des Québécois. Les Francs vivaient en petits royaumes indépendants les uns des autres. Le sud de la France fut colonisé, d'une part, par les Wisigoths dont Toulouse était la capitale (Sud-Ouest), au centre par les Burgondes dont la région s'appelle la Bourgogne aujourd’hui, et d'autre part, par les Ostrogoths qui occupèrent la Provence, au sud-est de la France.

C’est Le roi franc Childeric I qui va fonder la première dynastie mérovingienne de l'Ancienne France. Son fils Clovis va peu à peu prendre le contrôle total de la France en chassant les autres Germains comme les Wisigots qui durent quitter la France, en 507. Ce dernier est l'ancêtre de Charlemagne qui constituera le premier empire germanique de l’Europe de l’Ouest. Les rois francs s’associèrent au clergé romain pour mieux contrôler le pays. L'un de ces rois permit aux Vikings de s"installer dans le nord-ouest de la France pour régler un problème d'invasions récurrentes de leur part. Ce sont les descendants de ces Vikings qui vont créer la Normandie, autour de l’an 1 000. Ce pays, sous la gouverne de Guillaume le Conquérant, prendre possession de l’Angleterre qui deviendra normande, à son tour. C’est autour de l'an 1 000 que la France et l’Angleterre vont lier leur destin pour toujours.

Parlons maintenant de la cuisine de ces peuples germaniques. Les Germains étaient tous des agriculteurs, comme les peuples établis tour à tour sur le territoire français. Ce sont les gens venus du Croissant fertile qui avaient apporté l’agriculture en France, il y a 5 000 ans. La terre française était bonne pour la culture importante des céréales, des fruits et des légumes et pour l’élevage des animaux domestiques. Il y avait, bien sûr, des différences de goût et de techniques culinaires, entre tous ces peuples dont le Québec a hérité, au XVIIe et XVIIIe siècles.

Pour mieux définir la cuisine des Francs, je vais me baser sur 2 témoignages datant de l’an 511 : celui d’Anthimus, un physicien grec, et celui de Vinidarius, un scientifique d’origine gothe dont le nom de naissance était Vinithathariis, qui a vécu en Italie et écrit en latin, comme Anthimus. Les deux faisaient partie de la cour de Théodoric Premier, roi franc qui vivait en Italie. Ils ont publié des recettes franques qui ressemblent beaucoup à celles d’Apicius, un célèbre cuisinier romain. Le plus intéressant est de lire leurs réflexions sur les techniques culinaires anciennes proposées par Aristote, par exemple, comparées à celles des cuisiniers francs. 

Les Celtes et les Romains adoraient le porc et l’agneau, mais mangeaient peu de bœuf, le trouvant trop dur et n’aimant pas son odeur. Les Francs consommaient aussi du porc, sans trop aimer le mouton, mais mangeaient régulièrement du bœuf bouilli avec des légumes. -- Ce sont eux qui nous ont légué notre célèbre bouilli de légumes avec du bœuf. Les Français du XVI et du XVIIe siècle faisaient du bouilli avec du bœuf et du lard salé, qui est une technique métissée de cuisine celte et franque. -- Au contact des Francs, les Romains ou Italiens se mirent aussi à manger du bœuf, mais parce qu’ils n’aimaient pas son odeur, ils le faisaient bouillir au moins 2 fois avant de le rôtir dans un corps gras et de le faire braiser dans une troisième eau avec des légumes, des herbes, des épices et du vin. Les Francs qui aimaient le bœuf ne faisaient pas bouillir cette viande 3 fois, mais seulement une fois, sans jamais la rôtir avant, comme le suggérait fortement Aristote. -- Les chefs de la Haute cuisine française continuent toujours d’appliquer et d’enseigner cette technique, aujourd’hui.-- C’est que la technique d’Aristote veut mettre en valeur la viande pour qu’elle demeure juteuse lors de sa consommation. Celle des Francs s’opposait à cette technique parce que leur but était d’obtenir avant tout un bon bouillon de bœuf qui parfumerait tous les légumes qu’ils ajouteraient. Ils commençaient d’abord par manger la soupe en la versant sur un morceau de pain et ils suçaient bruyamment ce pain mouillé en appréciant goulument le goût du bouillon de bœuf et des légumes.

Le mot soupe vient du mot franc suppa qui a la même origine que le mot saper (faire du bruit en mangeant). Les Romains adoptèrent rapidement le mot franc parce qu'il ressemblait énormément à leur expression « sub pane ». Ce mot signifiait qu'on versait toujours le bouillon sous une tranche de pain, à cette époque. C'est pourquoi la confusion persiste toujours, même chez les historiens de la langue française. Le mot soupane en français, encore utilisé chez nos aînés, lequel désigne un liquide épaissi par du pain ou des céréales a exactement eu le même problème parce que c'est aussi un vieux mot germain (supwan).  Il est très intéressant, ici, de saisir pourquoi nos ancêtres québécois ne faisaient jamais rôtir le bœuf avant de le faire bouillir, comme on fait aujourd’hui, en France. Ils étaient persuadés que la soupe serait ainsi meilleure, que le bouillon serait meilleur parce que les molécules de saveur de la viande pourraient plus facilement se transférer au bouillon. La viande bouillie longtemps avait moins d’importance que l’ensemble du bouilli. Ce qui ne veut pas dire que les Francs n’aimaient pas le bœuf ; au contraire, ils l’aimaient passionnément, mais toujours jeune, comme le veau de quelques mois ou le jeune taureau de 6 mois à 1 an qu’on gardait pour la viande rôtie ou grillée sur la braise. Les vaches et le boeuf au bout de leur âge productif étaient plutôt bouillis ou braisés pendant plusieurs heures. Le gibier comme le cerf, le chevreuil et le sanglier étaient aussi appréciés grillés à feu vif, au début du Moyen Âge. Mais les rois se gardèrent assez rapidement l'exclusivité du gibier; les paysans ne purent plus s'en chasser pendant tout le Moyen Âge jusqu'au XVII e siècle. C'est pourquoi nos ancêtres furent si euphoriques d'avoir enfin accès au gros gibier, en Nouvelle-France, sans être riche.

Ce qui est intéressant, c’est qu’on adorait aussi les poissons de rivières, de la mer du Nord, de la Manche et de l’Atlantique-Nord. On les faisait rôtir ou griller avant de les accompagner de sauces, comme les viandes.  Anthime et Vinidarius donnent, grosso modo, les recettes de ces sauces. Pendant que les viandes ou les poissons cuisaient, on commençait toujours par se servir d’un mortier dans lequel on mettait d’abord des grains de poivre, puis au choix, des graines de livèche, de cumin, de carvi, de cardamome, d’aneth auxquels on ajoutait des feuilles séchées d’herbes comme  l’origan ou le laurier ou de feuilles vertes de menthe, de cerfeuil, de coriandre, en saison. Puis on mouillait ce mélange aromatique avec un peu de bouillon de viande, de vin ou plus souvent de vinaigre, et toujours d’un peu de miel. Cette sauce était badigeonnée sur la viande ou le poisson bouilli, rôti ou grillée. 

En faisant le tour des informations sur l’alimentation des Francs par rapport à celle des Romains et des Celtes, on constate qu’ils étaient de gros mangeurs de protéines animales, qu’ils accompagnaient d’un peu de légumes nordiques comme le chou, la betterave, le poireau et le navet blanc. Ils n’utilisaient pas vraiment d’oignon comme les Celtes et les Romains. Et le pain de blé et de seigle leur servait d’accompagnement des viandes. Cette façon de faire a dominé le Haut Moyen Âge, du Ve au VIIIe siècle. À partir de ce moment-là, l’Église romaine modifia leurs habitudes en les privant de viandes, au moins trois jours par semaine, et pendant 2 périodes annuelles de 40 jours avant Noël et avant Pâques. L'Église pensait que c’est la consommation trop importante de viande qui générait autant de guerres fratricides entre les petites royautés d’alors. Les expériences végétariennes des moines avaient démontré que l’abstinence de viande adoucissait les mœurs et les tentations sexuelles. Comme les conflits naissaient aussi beaucoup lors de grandes beuveries, l’Église imposa en même temps, l’abstinence d’alcool, ces jours-là. Les Germains se faisaient de grandes quantités de bière qui était leur alcool préféré. Seuls les nobles et les prêtres connaissaient le vin. À partir du VIIIe siècle jusqu’à la fin du Moyen Âge, au XVe siècle, les Français donnèrent la première place au pain, dans leur alimentation. La viande et les légumes devinrent des accompagnements du pain. On se tartinait du pain de graisse de rôti, de restes de viandes froides, de miel ou de tranches de concombre ou de poisson mariné ou fumé. C’est le pain qui était la base. Quand on jeunait, on ne mangeait que du pain avec de l’eau, sans garniture. C'est cette manière de faire que les Français apportèrent au Canada du XVIIe siècle.

Au contact des Romains et des Celtes, les Francs se métissèrent et adoptèrent les mœurs culinaires de chaque région et de chaque nation. Les nouveaux Français gardèrent des Francs, de nombreux mots de cuisine, d’outils de jardinage, de vie fermière, comme le mot hache ou le mot jardin. Et ils gardèrent le gout pour le bouilli de bœuf aux légumes, le gout des poissons et des légumes dans le vinaigre, le gout du sucre qu’on mettait dans tous les plats comme les Celtes mettaient du sel dans tous les plats. Le pot de vinaigre et le pot de mélasse sur la table traditionnelle du Québec sont un héritage franc. Les Francs avaient une nette préférence pour la cuisine aigre-douce.

Pour terminer, j'aimerais vous donner la liste des aliments préférés des Francs: leurs céréales préférées étaient le blé, le seigle, l'avoine et l'orge qui leur permettait de se faire de la bière. Leurs légumes préférés étaient le poireau, le chou et les repousses du chou, comme les petits choux de Bruxelles, le petit navet et la betterave. Ils aimaient les radis et les concombres qu'ils conservaient dans le vinaigre pour l'hiver. Leurs viandes préférées étaient le boeuf, le porc et la volaille. Ils adoraient le gros et le petit gibier, en particulier le lièvre, la perdrix et les petits oiseaux comme le pigeon, la tourterelle, le merle, etc. Ils importaient déjà des Romains les figues, les dattes, les raisins et les noix de pin de même que les clous de girofle. Ils aimaient beaucoup l'anguille et le homard de même que la murène, aujourd'hui complètement absente de notre alimentation.

Les herbes et épices que l'on retrouve le plus dans les recettes sont le poivre, les graines de livèche et de céleri, le cerfeuil, la coriandre verte et ses graines séchées, le cumin, le carvi, le gingembre, la cardamome, le safran, l origan, la rue, les oignons séchés, l'aneth verte et en graines, la menthe, l'anis, le thym frais et quelques plantes que les chercheurs n'arrivent pas à identifier comme le laser mentionné par plusieurs auteurs romains, mais dont a perdu la trace sans doute à cause de sa très grande valeur, à l'époque. 

Voilà qui résume la part des Germains dans notre héritage français. Il est encore plus important dans l’héritage des Britanniques installés au Québec, parce que les Angles et les Saxons étaient des Germains. Nous en parlerons plus loin.

Sur ce, je vous dis à la semaine prochaine !

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec