Débattons un peu de la truite, cette semaine!

Le mot "truite" est une appellation culinaire courante, chez nous, qui désigne plusieurs espèces de poissons différentes originaires d'Europe ou d'Amérique. D'où le débat des connaisseurs québécois sur l'appellation "truite". Faisons le tour de la question à l'aide de certains textes que j'ai déjà publiés sur ce site.

Quand j’avais 5-6 ans, mon père m’amenait déjà pêcher la truite mouchetée envers Larouche, près de Jonquière. On n’avait pas d’auto ; on prenait donc l’autobus qui montait au Lac-Saint-Jean, le matin, et mon père demandait au chauffeur de nous débarquer près d’un petit lac, en bordure de la route. On reprenait l’autobus en fin d’après-midi avec une brochetée de petites truites qu’on ramenait dans une chaudière, pleine de mousses vertes humides pour les conserver au frais. Au début des années 1950, aussitôt que les lacs dégelaient, mon père amenait mes frères et moi passer la fin de semaine envers les Passes-Dangereuses. On y faisait des provisions de truites mouchetées et de truites grises pour l’hiver.

"La truite mouchetée que les biologistes et l’Office de la langue française appellent l’omble fontaine n’est pas vraiment une truite. Mais nos ancêtres français l’appelaient ainsi parce qu’elle ressemble énormément à la truite brune européenne qui était relativement encore présente dans les campagnes françaises du XVIIe siècle. Au moment où nos ancêtres français quittèrent la France, la truite et le saumon français étaient considérés comme des poissons nobles qu’on gardait pour les aristocrates et les religieux. Certains monastères en faisaient même l’élevage. Les paysans n’avaient donc pas droit à ce poisson. On comprend alors l’euphorie de nos ancêtres lorsqu’ils s’installèrent dans le pays où ce poisson était en abondance, à proximité des maisons. Lorsque les Québécois ont commencé à peupler les régions périphériques de la plaine du Saint-Laurent, ils se sont mis à la pêche à la truite mouchetée. Leurs parents de la Plaine avaient davantage consommé les poissons du fleuve, comme la barbue, le doré, le brochet, l’esturgeon et le saumon. 

On distingue les ombles que l’on appelle toujours des truites, par leur apparence : on parle de truite mouchetée  parce que cette truite, -- la plus répandue du Québec puisqu’elle constitue à elle-seule 75% des prises totales des pêcheurs québécois --, porte sur ses flancs gris foncé, des taches qui vont du jaune pâle au rouge cerné de bleu foncé. On la distingue facilement de la truite rouge parce que cette dernière est d’un gris pâle parsemé de taches pâles et grises. De plus, la queue de la truite mouchetée est presque carrée alors que la queue de la truite rouge dessine un V évident. La truite mouchetée est présente partout au Québec, même au Nunavik, excepté dans la pointe nord du Labrador. La truite rouge de son côté n’est présente que dans l’Est du Québec et surtout au Nunavik où on l’appelle communément  l’omble de l’Arctique. Les biologistes et l’Office de la langue l’appellent l’omble chevalier. La grosseur de ces ombles varie beaucoup selon leur lieu de vie. Dans les grands lacs du Nord-du-Québec et du Nunavik, on pêche plus souvent des ombles de 5 à 10 livres. Mais comme la truite mouchetée se retrouve dans les moindres petits ruisseaux, les rivières à cascades et les nombreux lacs de la forêt boréale, c’est le poisson d’eau douce le plus consommé du Québec. Chez les autochtones de langue algonquienne, ce sont les petites filles et leur mère qui pêchaient ces poissons. Chez les Inuits, c’étaient aussi les femmes qui pêchaient l’omble de l’Arctique. Les hommes Inuit ne pêchaient la truite qu’en cas de famine, et en se cachant pour ne pas passer pour une femme. Du côté anglophone, ce sont les familles d’origine écossaise qui appréciaient le plus les truites mouchetées.

La truite mouchetée naturelle a une chair très variable qui va du beige pâle à l’orange foncé. Son gout est typique et particulièrement apprécié des Franco-Québécois. Dès le début de la colonie, on en pêchait beaucoup au nord de Québec, comme le signale le jésuite Le Jeune, en 1637 :

« Le 2 jour de Mars, Monsieur le Gouverneur alla visiter un lac éloigné environ quatre lieues de Kébec… Monsieur le Gouverneur fit pescher soubs la glace pendant le caresme ; on y prit quelques carpes (meuniers) et des truites saumonées dont il fit plusieurs presens aux uns et autres, car il n’a rien à soy »

La truite se pêchait donc autant en hiver qu’en été –- on se rappellera que nos ombles sont très actifs sous la glace, car c’est le temps de leurs amours--. À la fin du XIXe siècle, on pêchait encore la truite pendant le carême. Voyons le compte-rendu de Monsieur Petit de Chicoutimi :

"1873, 20 mars : Pris 300 truites

1873, 21 mars : Pris 200 truites

1876, 11 avril : pris 150 truites"

Et il donne des quantités aussi importantes en été. Ceci laisse à penser que la consommation familiale de truite était impressionnante.

Comme aujourd’hui, cette truite provient de stations d’élevages où on les nourrit de crevettes, on rencontre surtout des truites rouge-orangé dans nos lacs ensemencés. Les pourvoiries sont toutes acheteuses de ces truites d’élevage qui se mêlent aux populations indigènes de truites. C’est la façon la plus facile de s’en procurer, car nos marchés d’alimentation n’offrent malheureusement pas ce choix patrimonial dans leurs comptoirs. Il serait pourtant si facile de remédier à cette lacune puisqu’on en fait l’élevage, partout au Québec.

Je conseille donc aux gens d’aller s’en pêcher eux-mêmes, en famille, dans des pourvoiries. Il y a des quotas, mais on peut aussi en manger sur place et se contenter au moins 2-3 fois par été. Les amateurs fortunés peuvent aller se pêcher de grosses truites dans le Nord-du Québec, les ramener entourées de glace et les congeler pour les rencontres familiales de l’été ou le temps des Fêtes. Beaucoup de familles reçoivent la parenté avec des poissons-trophées que l’on farcit au riz, aux pommes de terre râpées ou au pain avec des herbes et des champignons. C’était aussi un plat offert dans les noces de l’été, autrefois. Lors des pique-niques familiaux du dimanche, on les faisait aussi cuire sur la braise, complètement enveloppés de glaise, à la manière des Algonquiens. On cassait la glaise avec un marteau et on partageait la truite farcie entre tous les convives, avec un verre de whisky et de la salade du jardin. On traitait le saumon de la même façon. Cette recette patrimoniale est aujourd’hui cuite sur le barbecue.

Faute de grosse truite mouchetée ou rouge, on servait de la truite grise, aussi appelée truite de lac ou touladi, de genre masculin. Le touladi grandit lentement dans les grands lacs où l’eau est profonde et bien oxigénée. Il se nourrit de petits ciscos et d’éperlans de lac. C’est un poisson de prestige, dans notre culture culinaire, tout comme la ouananiche ou le saumon. On le garde pour la visite et on le présente souvent farci  lors des fêtes familiales. 

Malheureusement, les truites qu'on nous vend dans les supermarchés, les truite arc-en-ciel ou silver head, ne sont pas des truites originaires du Québec, mais de la Colombie Britannique. La truite arc-en-ciel est une truite qui vit partiellement dans l’océan Pacifique et qui monte frayer dans les Rocheuses canadiennes. C’est une truite très combattive qui sait s’adapter à toutes les températures d’eau douce ou d’eau salée. C’est pourquoi on en élève partout au Canada, y compris au Québec. On a ensemencé plusieurs lacs québécois de truites arc-en-ciel de sorte qu’elle s’est enfuie de ces eaux pour se retrouver dans le fleuve Saint-Laurent, en abondance, où elle entre en compétition avec les ombles du Québec. Sa couleur irisée apparait lors du fraie. On peut la pêcher de plus en plus dans nos lacs du sud du Québec et les affluents du fleuve. Elle est facile à pêcher et très appréciée des pêcheurs pour sa belle couleur rose-saumon. Comme les ombles, ce sont des poissons carnivores qui se nourrissent de plus petits poissons qu’elles. Celles qui vivent dans le Pacifique sont cependant plus foncées parce qu’elles se nourrissent beaucoup de crevettes. On imite la nature dans les stations d’élevage pour avoir des truites à la chair saumonée, car c’est ce que les amateurs de poisson aiment. Son gout est très proche de celui du saumon atlantique. C’est une truite qu’on abat entre 2 à 4 livres mais qui peut peser beaucoup plus que cela dans la mer. La truite steel head est une truite arc-en-ciel qui passe plus de temps dans l’eau salée du Pacifique. On l’appelle très souvent truite saumonée. Elle appartient d’ailleurs à la même famille que le saumon et le corégone. Elle a un gout très fin qui se rapproche aussi de celui du saumon de l’Atlantique.

Les pêcheurs de truite peuvent aussi se régaler de vraies truites importées d'Europe. Selon Roger Fortier, la truite brune française a d'abord été importée d'Europe en Nouvelle-Angleterre, d'où on l'a recueillie pour l'ensemencer dans la rivière du Nord, près de Sainte-Agathe-des-Laurentides, en 1890. Le succès de cet ensemencement fit qu'on décida de l'implanter dans plusieurs lieux du sud du Québec, comme le Richelieu. On en trouve, aujourd'hui dans tous les affluents du Saint-Laurent, à l'ouest de Québec. Serge Deyglun nous a aussi initiés à la pêche à la truite fardée importée de l'Ouest canadien. C'est une truite qui ne dépasse pas 3 kg, mais qui fait le bonheur de tout pêcheur à cause de sa beauté. Elle est de couleur argent avec des nuances de jaune, de vert sur les côtés et des marques de rouge sur les côtés et la tête. Dans l'Ouest, la truite fardée a un comportement de truite anadrome comme notre truite mouchetée, mais on ne sait pas si elle a commencé à être anadrome, au Québec, comme la truite arc-en-ciel a commencé à l'être en allant séjourner dans l'Atlantique, en été.

Il faut être pêcheur pour avoir accès à toutes ces sortes de truite. La majorité urbaine du Québec n'y a pas accès. Le problème, c'est que les urbains sont soumis à ce que leur présente les grands de l'alimentation. Et ces derniers vont toujours au plus facile et plus payant, ce qui est la loi capitaliste.

Mais si on connaissait mieux notre patrimoine culinaire, on pourrait le demander à nos marchands. Je suis sûr qu'ils s'empresseraient à nous l'offrir si la demande leur donnait quelque bénéfice. J'espère que la promotion de l'achat québécois débloquera un jour sur une meilleure accessibilité des urbains que nous sommes majoritairement, à nos vrais aliments territoriaux, ceux de la nature millénaire du Québec où nous vivons.

 

Michel Lambert, historien de la cuisine fmiliale du Québec