Soumis par Michel Lambert le
Les fruits font partie intégrante de la culture culinaire de notre territoire depuis des milliers d'années. Les petits fruits sauvages de la toundra et de la taiga antant que ceux de la forêt boréale et des érablières de la Plaine du Saint-Laurent ont nourri les nations de langue inuit, algonquienne et iroquoienne depuis leur arrivée dans leur espace de vie. Chaque peuple avait ses fruits préférés et sa manière de les consommer ou de les conserver. Les Français ont rapidement adopté ces fruits en parcourant l'Amérique et en s'installant en Nouvelle-France. Les Britanniques et les Loyalistes firent de même, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles. Voyons quelques exemples de leur utilisation, chez tous ces gens.
Ce sont les Inuits et certaines nations algonquiennes du Nord qui ont pensé congeler des petits fruits, les premiers. Plusieurs petits fruits, d’ailleurs, sont meilleurs après avoir subi quelques gels; ils deviennent alors plus sucrés et perdent un peu de leur amertume ou acidité. Je pense aux atocas, aux mascobinas ou aux pimbinas. Les Innus de la Côte-Nord conservaient les atocas qu’ils ramassaient à la fin septembre, dans de l’eau qui finissait par geler en décembre. Ce sont ces atocas qu’ils utilisaient pour faire des tartes, à l’occasion de Noël; qu’ils passaient, dans le bois.
Ce sont les Autochtones du Québec qui ont initié les Français à la consommation de petits fruits au déjeuner. La chose est mentionnée par les missionnaires jésuites qui racontent, qu’en été, les autochtones allaient se laver dans le lac ou le cours d’eau à proximité de leur campement et partaient, chacun de leur côté, à la recherche de petits fruits qui constitueraient leur déjeuner. On les mangeait nature ou on les mélangeait à de la sagamité (soupe épaissie à la farine de maïs), à des galettes de farine de maïs cuites sur des pierres brulantes ou à des espèces de tamales (feuilles de maïs garnies de pâte à la farine de maïs et de petits fruits, ficelées et bouillies dans des plats de céramique). Les Français se mirent à les imiter en mélangeant leur pain matinal à des petits fruits et du lait. Plus tard, lorsque le sucre brun ou d’érable devint courant, on sucrait un peu ce plat du matin qui persista jusque dans les années 1960, au Québec. On mangeait aussi les petits fruits saupoudés de sucre avec du pain grillé et beurré. Les Innus accompagnaient aussi leur bannique du matin par des petits fruits mélangés à un peu de sucre et de saindoux, dans une espèce de confiture faite rapidement sur le feu de camp. Cette tradition est aussi passée dans les familles métissées qui remplacent le saindoux par du beurre salé.
L'installation des Loyalistes au Québec, au début du XIXe siècle, apporta la mode des gâteaux d'été faits avec des petits fruits sauvages, comme les bleuets, les framboises et les atocas. À la fin du XIXe siècle, ces gâteaux étaient entrés dans l'usage de tous les Québécois. Dans les années 1960, on a commencé à se faire des gâteaux aux fruits avec des fruits en conserve. Le gâteau à la salade de fruits en conserve a particulièrement eu du succès et s’est répandu par l’intermédiaire des cercles de fermières.
Au XXe siècle, les fruits étaient essentiellement associés aux desserts, exceptés certains fruits comme les pommes, les atocas et les ananas qu’on retrouvait en compagnie de viandes comme le porc, la dinde ou le jambon. Mais chez nous, les autochtones associaient les fruits à leurs viandes et leurs poissons. Le côté acidulé des petits fruits convient parfaitement au poisson et leur côté amer convient bien au gros et petit gibier. Du côté français, on a mangé indifféremment des fruits et des légumes avec de la viande pendant tout le Moyen Âge, comme on le fait encore aujourd’hui, en Chine et en Asie du Sud-Est. Les Québécois sont donc amateurs de sauces aux fruits avec de la viande; cela rejoint la tradition autochtone et la vieille cuisine héritée du Moyen Âge, encore bien présente, au début du XVIIe siècle, chez nos ancêtres immigrés de France.
Les gelées de fruits sont nées en Angleterre dans les cuisines des grandes maisons, au XVIIIe siècle. On voulait éviter la pulpe et les noyaux des fruits qu’on trouvait dans certaines confitures de fruits sauvages. La gelée de fruits était particulièrement prisée lors des Five o’clock tea avec des scones ou des biscuits maison. Chez nous, la mode des gelées est entrée dans nos mœurs à la fin du XIXe siècle. On les faisait particulièrement avec les petits fruits sauvages qui poussent dans les arbres comme les merises, les cerises è grappes ou des sables, les baies de sureau, les baies d’amélanchier, les baies de sorbier ou cormier, le pimbina, etc. On les consomme aujourd’hui au déjeuner et en dessert, combinées à des biscuits ou des gâteaux.
Les chutneys sont originaires de l’Inde. Ce sont les Anglais qui ont apporté les recettes en Angleterre et dans leurs colonies. Ils sont présents au Québec depuis la conquête de 1760. Les administrateurs anglais en faisaient venir de Londres. Ceux-ci étaient même faits en Inde, avec des fruits tropicaux comme la mangue, puis exportés en Angleterre. Les chutneys sont essentiellement des marinades de fruits avec du vinaigre et des épices. En Amérique, la recette s’est modifiée pour mêler des fruits et des légumes comme les tomates. Nos ketchups aux fruits sont en fait des chutneys. Chez nous, les chutneys se font avec des pommes, des pêches, des poires, des raisins secs, de l’orange, et même des petits fruits comme les bleuets, les baies d’amélanchier ou les atocas.
À la vin du XIXe siècle, les Franco-Québécois se sont mis à faire toutes sortes de vins sucrés avec des petits fruits sauvages, des légumes, des fleurs, de la sève d’arbre qu’on servait principalement aux femmes ou au dessert des grands repas de mariage ou de fête religieuse. On s’est mis à faire des espèces de porto, à la fin du XIXe siècle, en mélangeant un vin sucré maison avec de l’alcool pur. Les Saguenayens comme moi se rappellent certainement le caribou du temps du Carnaval de Chicoutimi. On le préparait dans ma famille avec du vin de cerises à grappes que ma mère faisait, mélangé à de l’alcool pur à 40 %. Ça cognait dur!
Le mot neige est emprunté à l’expression des œufs en neige. Il s’agit donc d’un dessert à base de blancs d’œufs battus en neige. La neige était un dessert d’été, autrefois, que l’on faisait tant qu’il y avait beaucoup d’œufs de disponibles. Lorsqu’on avait besoin de jaunes d’œuf pour épaissir une sauce ou faire une mayonnaise, on en profitait pour transformer les blancs en meringue à laquelle on ajoutait un peu de sucre et de petits fruits de saison. Le dimanche, on ajoutait même de la crème fouettée à la meringue pour faire une mousse encore plus riche. Le printemps, on faisait des neiges au sucre d’érable, et l’automne, des neiges aux pommes râpées. C'était le dessert idéal lorsqu'on n'avait pas beaucoup de petites fraises des champs, de merises ou de catherinettes.
Puissent toutes ces manières traditionnelles de cuisiner les fruits vous inspirer!
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec