Soumis par Michel Lambert le
Plus je réfléchis à la question, plus je me rends compte que la réalité culinaire est une question très complexe. Disons d’abord que la plupart des gens que j’ai interrogés sur la question pensent que la cuisine patrimoniale, c’est la cuisine de leur famille, de leurs ancêtres. Mais quand on parle de cela dans un groupe de discussion, on se rend vite compte que chaque famille a son histoire et ses préférences, bien différentes l’une de l’autre.
Voire, dans une même famille, les recettes patrimoniales qu’on garde ne sont pas les mêmes, selon le rang qu’on occupe dans la famille. J’ai constaté cela, un jour, où j’ai organisé un grand repas à notre auberge pour fêter les 75 ans de ma mère. J’avais fait une soupe aux patates et au riz de pâte avec du poireau que ma mère faisait souvent, quand j’étais enfant. Le vendredi, on ne mangeait souvent que cela, surtout à la fin de l’hiver. Ma mère disait que c’est son père qui faisait cette soupe dans sa famille. Et qu’il refaisait aux jeunes enfants de la famille, quand il revenait du bois, au printemps. – Ma grand-mère avait de longues relevailles après ses accouchements bisannuels, et mon grand-père prenait la relève de la cuisine. Or, en rappelant ce bout d’histoire à mes cousins et cousines, personne ne se rappelait avoir mangé de cette soupe dans son enfance. J’étais évidemment estomaqué de la chose, croyant faire plaisir à tout le monde en refaisant un plat familial. Mais je faisais alors un plat exotique pour eux!
Cette expérience m’a amené à nuancer beaucoup la notion de cuisine familiale et de cuisine patrimoniale. C’est pourquoi, je n’ai jamais dit que j’étais un historien de la cuisine québécoise. J’ai toujours parlé d’une histoire de la cuisine familiale, d’une histoire de la cuisine régionale ou ethnique du Québec tout en sachant très bien que ce sujet devait être traité avec nuance. Quand j’ai fait l’étude attentive des livres de recettes publiés au Québec depuis 1840, de même que ceux qu’on achetait ou faisait venir d’Ontario ou des États-Unis, il y avait beaucoup de recettes soi-disant identitaires du Québec. Des recettes classiques revenaient souvent d’un livre à l’autre. Mais certains livres étaient plus ouverts aux recettes originales de certaines cuisinières. C’est évidemment ces recettes qui attiraient mon attention. J’y voyais une aussi grande créativité que je vois aujourd’hui chez nos jeunes chefs ou nos foodies des média sociaux. Cela me faisait dire que notre cuisine est aussi riche que toutes les cuisines du monde et qu'elle varie plus d'un individu à l'autre que d'une famille ou d'une région à l'autre.
De plus, je me rends compte qu’il y a, dans toutes les sociétés que j’ai visitées dans le monde, des gens ouverts à la nouveauté, à ce qui sort de l’ordinaire, et des gens conservateurs, qui ont peur de gouter de nouvelles choses. Cela remonte sans doute, à une expérience particulière de leur prime enfance qui a associé la peur d’un aliment à un danger mortel. ---Il y aurait de belles recherches scientifiques à faire à ce propos! Par conséquent, certaines familles ne dérogent jamais de leur menu et de leurs traditions familiales imposées par la mère, autrefois responsable de la cuisine familiale. Mais dans les familles où l’on pouvait gouter à des cuisines différentes, comme celle de la famille du père ou celle de la famille de la mère, ou celle d’une grand-mère irlandaise, amérindienne ou belge, on savait que la cuisine avait plusieurs modes d’expression, toutes aussi valables les unes que les autres. Cela ouvrait l’esprit de l’enfant.
Je voudrais, cependant, souligner, qu’à travers toute ma recherche identitaire de notre cuisine, il existe réellement des attitudes, des sensibilités et des préférences alimentaires qui sautent aux yeux quand on va dans un autre pays. On peut donc aussi parler de culture culinaire ethnique, et aujourd’hui, de culture culinaire territoriale. Nous héritons d’une ou plusieurs cultures culinaires de nos parents mais aussi d’une culture territoriale qui appartient au lieu où nous vivons. Ce lieu, en l’occurrence le Québec, possède une histoire particulière où des ethnies se sont rencontrées, affrontés souvent, puis réconciliés avec le temps en mélangeant leurs cuisines quotidiennes. Mais ce lieu possède aussi tout un patrimoine naturel, en l’occurrence nordique, avec des milliers d’aliments dont plusieurs sont encore inconnus de la plupart d’entre nous. Ce sera le travail de nos descendants de nous faire connaitre ce patrimoine culinaire en puissance. Malheureusement, il y aura toujours des gens qui auront peur de gouter ces champignons qui poussent au pied de leur balcon ou ces herbes qui poussent sous les escaliers d’une rue montréalaise! Mais peut être qu'avec le temps, l'information, la mode, le marketting amèneront les conservateurs à s'ouvrir à la nouveauté. La mode des sushis est le meilleur exemple de ce que je vous raconte. Les Inuits mangent du poisson cru depuis des millénaires. Les Amérindiens qui les côtoyaient les baptisaient d'ailleurs de "mangeurs d'aliments crus". Les Français qui les cotoyèrent, dès le XVII e siècle, en Basse-Côte-Nord, les trouvaient aussi bizarres que les Autochtones. Or, le poisson et la viande crue font partie de nos moeurs culinaires, aujourd'hui. Qu'attendons-nous pour manger les oursins, les concombres de mer, les nombreux poissons de nos eaux délaissés pour leur apparence?
Michel Lambert