Le dernier liquide, mais non le moindre: la crème!

Nous terminons, cette semaine, notre synthèse de la cuisine avec des liquides que nous avions entreprise en janvier dernier. Nous avons traité des vins, des alcools, du cidre, de la bière, du café, du thé, du chocolat, des jus de fruite et de légumes. Nous terminons avec les dérivés du lait, comme la crème.

Remontons aux sources historiques de la consommation de la crème. Je ne veux pas répéter l'histoire du lait que j'ai faite, la semaine dernière; on se reportera à ce texte pour une connaissance plus approfondie du lait, en général. Voyons plus spécifiquement celle de la crème. J'ai raconté, entre autres, que ce sont les peuples d'origine germanique qui nous ont transmis leur amour pour tous les produits laitiers. Ces gens, originaires du Nord de l'Europe, élevaient des vaches dans un climat plus froid. ". Les vaches du Nord étaient réputées pour donner plus de crème, sans doute à cause de la génétique de l’animal adaptée à un climat plus froid et plus humide. Les premiers immigrants français du Québec venaient majoritairement de Normandie et des régions avoisinantes. C’est la vache normande qui a donc fondé le cheptel québécois, dès le XVIIe siècle. Cette vache était réputée pour donner du lait de qualité, donc du lait gras." "Plus de crème donne plus de beurre et plus de fromage. On connait la réputation de ces 2 produits typiquement québécois qu’on a largement exportés aux États-Unis et en Angleterre", à partir des années 1870.

Qu'en est-il de la cuisine québécoise avec de la crème?

Avant l’installation de l’industrie laitière au Québec et la nécessité pour les fermiers de monter leur troupeau de vaches à une quinzaine de vaches en moyenne, on se contentait de 2-3 vaches qui fournissaient assez de lait entier pour faire le beurre et le fromage blanc de la maison. Les surplus de crème allaient surtout aux réserves de beurre pour l’hiver. Ces réserves étaient conservées dans le sel, comme plusieurs autres aliments. Mais en été, au temps de l'abondance du lait et de la crème, on utilisait beaucoup de crème pour cuisiner à la normande, en compagnie des légumes et des poissons de l’été. La quantité importante de travail fermier de l'été exigeait plus de calories que la crème venait combler. Mais l’arrivée de l’industrie laitière donnait tellement de valeur monétaire à la crème, que plusieurs familles modifièrent leurs recettes originales pour les remplacer par des sauces faites avec de la farine et du lait plutôt que juste de la crème. On gardait la crème comme gâterie du dimanche, un jour par semaine. Et on l’associerait désormais davantage aux desserts du dimanche et au fameux sucre à la crème qu’aux sauces à la crème du quotidien de l’été. Au début du XVII e siècle, le sucre était encore considéré comme une épice, donc comme une denrée rare et dispendieuse. Les religieuses hospitalières de Québec et de Montréal s’en commandaient, chaque année, pour ajouter aux médicaments amers qu’elles donnaient à leurs patients. Lorsque l’intendant Talon instaura le commerce triangulaire entre la France, la Nouvelle-France, Port Royal et les Antilles françaises, en 1667, le sucre blanc, la cassonade et la mélasse devinrent plus courants et beaucoup moins dispendieux. C’est ainsi qu’on se retrouva avec une abondance de sucre abordable pour tout le monde. C’est donc à ce moment-là que serait née l’habitude de brasser un sucre à la crème, chaque dimanche après-midi, comme collation familiale. Qui a inventé la recette ? Cela demeure inconnu. Mais le piratage des bateaux qui ramenaient ces sucres par la suite mit temporairement fin à cette nouvelle habitude québécoise. Agathe de Saint-Père, épouse de monsieur de Repentigny, eut l'idée de remplacer le sucre importé par notre sucre national, le sucre d'érable. Avec la connaissance et l'aide des Algonquins montréalais, elle se mit à la production de réserves importantes de sucre pour l'année. J'émets l'hypothèse que c'est elle qui aurait partie la tradition des bonbons au sucre d'érable puisque les archives racontent qu'elle en aurait envoyés au roi de France en même temps que de jolis tissus qu'elle fabriquait avec des prisonniers anglais, tisserands de leur métier.

En parlant de gâterie du dimanche, il y a aussi les gâteries annuelles comme le temps de la crème glacée qu'on faisait, chaque printemps. " Ce dessert de mon enfance se faisait dans les familles québécoises depuis au moins le milieu du XIXe siècle. Mon père en faisait dans le temps de Pâques, dans ma prime enfance. Il fallait brasser une chaudière de sauce anglaise préparée par ma mère, déposée dans une cuve dans laquelle mon père avait mis de la neige et du gros sel. Cela semblait courant dans le village de mes parents, à Albanel, au Lac-Saint-Jean. C’est avec l’électrification des campagnes et l’arrivée des réfrigérateurs et des congélateurs qu’on a vu des entrepreneurs québécois commencer à faire de la crème glacée, dans les années 1940. En Beauce, c’est M. Raoul Maillet qui a ouvert la première crèmerie en 1933. En 1940, il faisait au moins 400 gallons de crème glacée par année. On mangeait ces crèmes dans des petits bols en forme de coupe, mais aussi dans des cornets de papier ou d’écorce. En Italie, on eut l'idée de servir les boules de crème glacée dans des gaufres minces enroulées en cornet aussitôt après leur cuisson. Cette gaufre est l’ancêtre de nos cornets industriels. La mode des glaces italiennes passa rapidement en France au XVIIe siècle. Les immigrants italiens ouvraient même des cafés spécialisés en glaces diverses, comme le Café Frascati du boulevard des Italiens illustré dans une gravure de Philibert-Louis Debuccourt, datant de 1807. Le cornet industriel est cependant né dans les années 1850, dans une industrie montée par un immigrant italien, Antonio Valvona, dans la ville de Manchester, en Angleterre. Le cornet de crème glacée est donc venu d'Angleterre au Québec, à la fin du XIXe siècle.

Et cuisinait-on aussi avec de la crème sure?

"La crème sure appartient à notre patrimoine germanique. Nos ancêtres francs, vikings, angles et saxons aimaient l’acidité et l’aigreur des aliments. Les aliments marinés dans le vinaigre, la lactofermentation, les fromages blancs acidulés comme le fromage Philadelphia et la crème sure étaient leurs produits laitiers préférés. On mettait traditionnellement de la crème sure dans les vinaigrettes maison qu'on remplace, aujourd'hui, par un mélange de yogourt et de mayonnaise. On en mettait dans des plats fortement assaisonnés ou épicés pour les adoucir. Certains légumes crus comme le chou, le concombre et le radis aiment la crème sure. Certaines herbes comme la ciboulette et l’aneth lui conviennent bien, surtout en compagnie de poisson." Les cultures européennes de l'Est aiment aussi la crème sure; les Polonais, des Ukrainiens et les Hongrois installés chez nous au début du XXe siècle en diffusèrent l'usage dans la soupe aux betteraves (bortsch) ou les ragouts de boeuf (pörkölt ou goulash).

L'industrie laitière contemporaine offre plusieurs types de crème plus ou moins riches en gras et en lactose pour répondre aux besoins personnels des gens. Plusieurs de ces produits veulent répondre aux nouvelles exigences de la santé publique qui souhaite diminuer la consommation de gras pour lutter contre l'obésité croissante de la population. Seuls les fermiers traditionnels peuvent encore consommer de la vraie crème fraîche, comme on le faisait dans mon enfance.

Quoi qu'il en soit, dans notre tradition, la crème était un aliment rare qu'on réservait au dimanche et aux événements festifs. On devrait garder cette tradition, n'est-ce-pas?

Note: toutes les citations entre guillemets sont tirées de mes écrits sur ce site web. 

J'en profite pour vous souhaiter une Saint-Jean significative, pour vous. Le Québec ancien était aussi inclusif de l'Autre.

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.