Place au jus de pomme québécois

Depuis quand boit-on du jus de pommes au Québec ? Y a-t-il des pommes d'origine québécoise ? Essayons de résumer l'état de la question en commençant par l'histoire de la pomme depuis ses origines jusqu'à aujourd'hui.

La pomme d'origine sauvage porte le nom latin de Malus sieversii alors que la pomme domestique moderne se nomme Malus domestica. Selon une analyse pratiquée par des généticiens, en 2010, le génome de la pomme domestique, c.à d. l'ensemble du matériel génétique contenu dans les 17 chromosomes de la pomme, ou ensemble des gènes de la pomme, descendrait de la pomme sauvage du Kazakhstan qui remonterait au moins à 50 millions d'années. Cette pomme sauvage était consommée par les Indo-Européens, au moment de l'apparition de l'agriculture en Asie Centrale, il ya plus de 10 000 ans. Ce sont les descendants de ces gens qui auraient répandu la pomme lors de leur migration vers tous les pays de l'Europe de l'Est et de l'Ouest. On a trouvé, entre autres, des pommes carbonisées datant de 4700 à 4 600 ans, au lac de Chalain, dans le Jura français. Les textes égyptiens, grecs et latins citent tous la pomme, comme fruit consommé par toutes les classes de la société. 

Nos ancêtres celtes considéraient les vergers de pommiers aussi importants dans leurs croyances religieuses que les forêts de chêne où leurs druides se réfugiaient pour pratiquer leurs rituels. Dans leur mythologie, la pomme était associée au paradis d'Avalon, à l'Éden. Le mot celte pour désigner la pomme était d'ailleurs Aballo qui serait devenu aball, en ancien irlandais, et apple, en anglais moderne. Le maître Merlin donnait toujours ses enseignements sous un pommier. On comprend alors plus facilement pourquoi les premiers moines irlandais qui convertirent la France au christianisme utilisèrent la pomme comme le fruit défendu de la Bible, dans l'histoire d'Adam et Éve. Les Celtes cuisinaient les pommes avec le porc et l'oie, en particulier le Premier de l'An celte, au début novembre.

Lorsque la Gaule fut envahie par les Romains, la culture des pommes se diversifia. Entre le VIIIe et le XVe siècle, il s'est créé plus de 32 variétés de pommes, en France. On cuisinait ces pommes en chaussons ou en pâtés avec du miel. Les Francs et les Huns qui conquirent la Gaule romanisée, à partir du III e siècle, avaient aussi leurs recettes de pommes qu'ils associaient largement au beurre et à la crème. Au VI e siècle, les Basques débarquaient se chercher du sel sur les côtes du Nord-Ouest de la France pour conserver le gras des baleines qu'ils chassaient dans l'Atlantique Nord. C'est eux qui apprirent aux habitants de la Côte normande et bretonne à se faire du cidre avec des pommes. Les Vikings qui conquirent ce pays au début du X e siècle adoptèrent aussitôt cette boisson et la répandirent ensuite dans tous les pays qu'ils conquirent. Or pour faire du cidre, il fallait d'abord faire du jus de pomme qu'on faisait ensuite fermenter. Il y avait donc au point de départ une large consommation de jus de pomme naturel. Les Normands devinrent donc les spécialistes de la culture de la pomme et du jus de pomme avec lequel il créèrent plusieurs types de boissons alcoolisées, perfectionnées par leurs descendants français et anglais. Au moment où Champlain planta le premier pommier français, en Acadie, en 1604, la France comptait 70 espèces de pommiers, selon par Pierre Le Lectier, célèbre horticulteur français à l'emploi de Louis XIII.

C'est Louis Hébert qui planta le premier pommier normand, à Québec, en 1617. Le 28 octobre 1633, le père jésuite Paul Le Jeune écrivait: "Le 28ᵉ (jour) quelques chasseurs François retournans des isles qui sont dans le grand fleuve S.Laurens nous dirent (...) qu'il y avoit des pommes dans ces isles, fort douces, mais fort petites". Je ne croyais pas, au départ, que c'était des pommettes apparentées à l'espèce-mère "malus", mais des cenelles qui n'appartiennent pas à la même famille que notre pomme, mais à celle des "crataegus", ou de l'aubépine en français, grande famille des Rosacées. Mais je crois aujourd'hui qu'il s'agissait sans doute plus du malus coronaria qui était alors présent dans tout le nord-est de l'Amérique, en particulier dans l'axe des Grands-Lacs, et dans les iles autour de Trois-Rivières et de Montréal. Les premiers colons auraient d'ailleurs hybridé ces pommetiers sauvages avec des pommiers normands pour créer de nouvelles variétés de pommes québécoises, encore présentes dans certains coins de Charlevoix. Après la courte occupation anglaise du Québec, de 1629 à 1632, les pères Jésuites réinstallèrent les pommiers aux Québec, dans toutes leurs missions permanentes du Québec, de l'Ontario et des États-Unis. Notons entre autres que le frère Malherbe, convers jésuite, apporta de jeunes pommiers, à travers le parc des  Laurentides, jusqu' à leur ferme de Desbiens, à l'embouchure de la rivière Métabetchouan, au lac Saint-Jean, en 1676. Même 75 ans après la fermeture de cette mission, les explorateurs français et les autochtones locaux pouvaient encore manger des pommes de ces pommiers normands. Curieusement, par la suite, la pommiculture devint l'un des passetemps préférés des curés de village. Chacun s'organisait, pour ne pas dire "s'orgueillonnisait" pour avoir le plus beau verger de la région. Les fermes du Séminaire de Québec et de Montréal étaient d'ailleurs entretenues par de jeunes séminaristes, en préparation du sacerdoce. Bougainville écrivait en 1757: " Le Canada ne produit presqu'aucun fruit, que des pommes admirables de toute espèce, principalement rainettes, calvilles et api; le plus beau fruit est à Montréal dans les vergers de messieurs de Saint-Sulpice." Ces messieurs s'occupaient, entre autres, du Grand Séminaire de Montréal, comme ils le font toujours. Au XIXe siècle, on cultivait surtout la Roseau, la Fameuse et la Bourassa. 

Pendant mon enfance, presque toutes les familles québécoises, même celles qui n'avaient pas de pommiers chez eux, se procuraient un gros baril de pommes pour l'hiver. Et plusieurs renouvelaient l'achat jusqu'au temps du Carême, le printemps suivant. C'est que la mode était de "jouer aux pommes" dans des rencontres familiales qu'on appelait des "berlants ou barlans" de pommes, selon Jeanne Pomerleau (Corvées et quêtes, HMH, 2002). Il s'agissait, en fait, d'un tournoi de jeu de cartes où les gagnants recevaient une douzaine de pommes, chaque partie. La tarte aux pommes était particulièrement populaire, d'octobre à février. Un cuisinier de la Matapédia racontait, dans Chronique matapédienne (V.4,1),  que lorsqu'il travaillait dans un chantier de bûcherons, il faisait une tarte aux pommes de 20 cm de diamètre pour chacun des 175 hommes du camp!

C'est au milieu du XIXe siècle que des Loyalistes établis dans les monts de la Montérégie créèrent des pépinières de pommiers. Chacun pouvait alors se procurer plusieurs espèces de pommiers qui venaient bien chez nous. Mais pour toutes sortes de problématiques, les 250 espèces de pommes qu'on pouvait se procurer au début du XXe siècle se sont réduites à une quinzaine, aujourd'hui. Mais seules, la Spartan et la McIntosh sont d'origine canadienne. Tous les Montérégiens cultivaient des pommes; on faisait du cidre avec les pommes tombées par terre.

La compagnie Lassonde qu'on associe au jus de pommes est née à Rougemont, en Montérégie. Peu de gens savent que la popularité du jus de pomme est née lors des campagnes contre l'alcoolisme, au début du XXe siècle. La Croix Noire, les Lacordaires, les Filles d'Isabelle sont toutes des associations qui prônaient les boissons non-alcoolisées. On affirmait que le jus de pommes remplaçait facilement le vin dans les recettes. Les Cercles des fermières de chaque village du Québec créaient des recettes avec du jus de pomme. Je vous en donne quelques-unes, cette semaine, qui font partie de ma collection recueillie de 1973 à 2013. Le jus de pomme a cependant changé de destinataire, aujourd'hui; ce sont les petits enfants qu'on vise, malgré les récentes campagnes contre toutes les formes de sucre. Il vaut mieux manger une pomme que de boire un verre de jus de pomme, à cause du bienfait des fibres pour notre santé intestinale. Mais bon, le jus de pomme traditionnel non additionné de sucre est un bon compromis pour cuisiner. Son acidité légèrement sucrée donne un bon goût aux ragouts ou sauces qu'on faisait traditionnellement avec du vin blanc. 

Bonne semaine à tous,

Michel Lambert, hoistorien de la cuisine familiale du Québec