Soumis par Michel Lambert le
Les gens de ma génération ont vu naître l'engouement des Québécois pour les crevettes. À la fin des années 1960, on pouvait en acheter des fraîchement cuites sur la Côte-Nord, en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent. À Chicoutimi, des vendeurs de crevettes venaient, chaque printemps, se "parquer" dans les Centres d'achat pour vendre des crevettes de Sept-Iles, pêchées la veille et amenées au Saguenay, pendant le nuit. J'étais un de leurs fidèles clients. Mais on avait connu, auparavant, les crevettes en conserve. Voyons un peu l'histoire de notre relation avec les crevettes, sur le territoire québécois.
On sait que les Archaïques maritimes du Québec consommaient des crevettes nordiques, mais on ne sait pas si leurs descendants, les Iroquoiens du Saint-Laurent le faisaient. Les Innus et les Micmacs devaient en consommer de façon anecdotique, en temps de famine. Les crevettes se ramassaient à marée basse, à travers les galets de la plage; il en fallait beaucoup pour s'enlever la faim et ce n'était pas très rentable comme aliment. Quant aux Français qui vivaient au bord de la mer, dans le Nord-Ouest de la France, ils les connaissaient et les consommaient depuis toujours, tout comme leurs ancêtres vikings. Dans l'Antiquité gréco-latine, les crevettes méditerranéennes étaient bien appréciées; les Grecs les cuisinaient avec du miel, du persil et de la menthe. Les Romains en mettaient même dans le sel pour faire leur fameux garum qui ressemblait à notre sauce soya contemporaine. Mais ce sont les Vikings qui auraient répandu leur façon de consommer les crevettes partout où ils sont débarqués dans leurs conquêtes européennes, au début du Moyen Âge. La coutume normande s’est donc répandue des deux côtés de la Manche, en France et en Angleterre. Leur principale façon de les manger était de les faire bouillir, de les décortiquer et de les mettre en tas sur une tranche de pain beurrée. Cette "beurrée" ou "sandwich ouvert" s'est raffinée avec le temps pour donner le smørbrød contemporain aux crevettes, populaire dans les buffets scandinaves. Les Franco-Québécois installés dans la plaine du Saint-Laurent finirent par les oublier, au XVIII e siècle. Il fallut attendre la pénurie de morue pour que nos pêcheurs commencent à s'intéresser à d'autres sortes de pêche, comme celle des crustacés et des poissons de fond. C'est la mise en conserve des crevettes, à la fin du XIXe siècle, qui remit les crevettes à la mode, chez les Québécois. Les crevettes en conserve étaient consommées par au moins 20% des Américains, dans les années 1950. Les Anglo-Québécois, descendants des Loyalistes, se faisaient venir des crevettes fraichement cuites, conservées dans l'eau salée, de la côte américaine, chaque printemps, par le train Portland-Montréal. Et ils en consommaient en soupe, en entrée ou en sauce d’accompagnement pour leurs poissons. C’est le port de Sept-Iles qui s’équipa le premier, au Canada, pour la pêche à la crevette, en 1965. La Côte-Nord fut suivie, en 1971, par les régions gaspésiennes et même le Nunavik, par la suite. En 1987, la pêche aux crevettes comptait pour 23% des ventes en Gaspésie et 20%, sur la Côte-Nord. Matane organisa son premier Festival de la crevette en 1965. Mais il est important de dire, ici, que les crevettes nordiques sont pêchées du côté nord du fleuve, donc du côté de Sept-Iles, mais transformées sur la Côte de Gaspé, à Matane, d'où la double appellation de "crevette de Sept-Iles" ou de "crevette de Matane". La crevette nordique est devenue un aliment signature de notre cuisine printanière contemporaine. Parce que sa croissance est lente, dans les eaux froides du golfe ou de l'estuaire, son gout est plus intense que celui des crevettes d'élevage importées de l'Asie. Le plus beau souvenir que j'ai de ce crustacé, est la pêche aux crevettes avec mes garçons faite sur le fjord Saguenay glacé, devant notre maison, dans les années 80, avant que cette pêche ne devienne interdite par le Canada à cause de la pollution du Saguenay au mercure. Le goût d'une crevette crue fraîchement pêchée, est inégalable!
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec