Continuons la cuisine printanière avec les épinards et les têtes-de-violon.

Dans mon enfance, on prêtait des qualités exceptionnelles aux épinards, amplifiées par les exploits extraordinaires d’un personnage de le télé canadienne et américaine, le célèbre Popeye, le vrai marin, qui en consommait toujours au moins une boite en conserve avant d’exécuter ses exploits. Ces épinards en purée n’étaient vraiment pas attrayants et ne convainquaient pas grand monde à consommer plus d’épinards. Dans le village natal de mes parents, on ne connaissait pas vraiment les épinards. Je n’en mangeais donc pas, dans mon enfance. Lorsque j’ai eu mon premier emploi d’adulte sur la Côte-Nord, j’ai fréquenté des familles qui plantaient des épinards dans leur jardin et j’ai goûté à des épinards frais en soupe et en salade pour la première fois.


C’est une plante qui se sentait bien dans le climat frais et humide du Bas-Saguenay et de la Haute-Côte-Nord. Elle faisait partie des premières feuilles du jardin qu’on mettait dans notre soupe aux herbes printanières. Lorsque je fis mon premier jardin à Saint-Bruno de Montarville, je plantai des épinards avec succès. Et c’est ainsi que ce légume fit partie de nos légumes préférés. Mon fils Guillaume les adorait, juste tournés dans la poêle avec une peu de beurre, en accompagnement d’un pain de viande.

Ce sont nos ancêtres français qui ont apporté les épinards au Québec ; Pierre Boucher les cite en 1664. Les épinards, à cette époque, étaient surtout consommés les jours maigres, en sauce blanche avec des œufs durs ou en soupe, avec du riz ou de l’orge. D’ailleurs, pendant tout le Moyen Age français, l’épinard faisait partie des potherbes ou des herbes à pot ou à soupe. Nos ancêtres les considéraient donc toujours comme une herbe à pot au moment de leur arrivée au Québec. Mais Bonnefons, agronome et valet de chambre de Louis XIV, suggérait de les associer à l’oseille pour leur donner plus de tonus ; ailleurs, il disait les servir avec des pois secs ou des pois chiches comme on le fait encore dans les pays de culture celtique, comme au nord de l’Espagne et du Portugal. On les associait aussi aux petits raisins comme le font encore les Grecs dans leur spanakopita (feuilleté d’épinards). Mais au Québec où la cuisine était franchement normande au début de la colonie, on préférait les cuisiner avec les produits laitiers et les poissons qu’on avait en abondance, au mois de juin.

Rappelons, en terminant, que les épinards seraient entrés en France par la Catalogne, après la conquête de l’Espagne par les Arabes. Le mot épinard vient de l’arabe isbinakh. Et les Arabes les avaient connus en Chine, lors de leurs fameuses explorations de l’Orient par la route de la soie. L’épinard est mentionné en Chine, dans un texte qui date de 700 ans avant J.C. . C’est un légume qui prend de plus en plus de place dans notre menu, surtout depuis que l’industrie alimentaire nous le présente en jeunes feuilles propres, issues de la culture hydroponique.

Quant aux têtes-de-violon, elles font partie de la cuisine québécoise depuis des millénaires. Les autochtones qui habitaient la plaine du Saint-Laurent, dans les forêts de feuillus ou les forêts mixtes de feuillus et de conifères, les connaissaient et s’en nourrissaient occasionnellement lorsque le gibier ou le poisson n’était pas au rendez-vous. Les Iroquoiens du Saint-Laurent et leurs cousins hurons ou mohawks les consommaient donc, tout comme les Micmacs et les Malécites de la Gaspésie, du Bas-Saint-Laurent, de la Matapédia et du Témiscouta. Dans la Matapédia et dans la Baie-des-Chaleurs, les têtes de violon sont beaucoup associées au saumon local. Dans le Bas-Saint-Laurent, on les associe au crabe, aux crevettes, à l’agneau et au veau de lait printaniers. Depuis l’arrivée de la congélation domestique dans les années 1960, quelques familles s’en congèlent pour se faire des potages ou des crèmes de têtes-de-violon, en hiver. Et d’autres familles les mettent dans le vinaigre comme des cornichons, pour les consommer à l’année longue comme marinade festive.

Je vous invite à parcourir les recettes de cette semaine qui illustrent la versatilité de ces deux légumes qui appartiennent vraiment à notre patrimoine culinaire.

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.