Soumis par Michel Lambert le
Le pain est certainement l’aliment de base sur lequel repose toute la culture européenne d’origine, y compris celle du Québec. Ce sont les chasseurs de baleine basques et les pêcheurs français qui firent connaître le pain aux nations autochtones de la fin du XVIe siècle. Ces derniers apportaient des poches de grains de blé et des meules manuelles avec lesquelles ils pouvaient moudre leur pain sur place, s’ils s’installaient sur les côtes marines du Québec, pendant quelques mois. Pour les voyages plus courts, on avait recours aux biscuits qui étaient des galettes de blé cuites deux fois qui pouvaient se conserver quelques mois, pendant le voyage en mer ou en forêt. Mais le pain frais quotidien manquait beaucoup à ces hommes loin de chez eux. C’est pourquoi ils faisaient tout pour s’en faire du frais, lorsqu’ils avaient le temps de le faire. On cuisait ces pains dans un poêlon de fonte, sur le feu de bois, ou directement dans le sable brûlant du feu de camp. C’est d’eux que les nations autochtones du Québec apprirent à faire du pain de cette façon. Le pain des autochtones devint la bannique après la Conquête de 1760. Ce sont les gérants de poste de traite d’origine écossaise qui appelaient la galette française, du bannok, qui transmirent leur nom au pain des autochtones. Certains postes de traite cultivaient même leur blé, dans des champs autour du fort pour l’échanger avec les autochtones contre des fourrures. Au début de la colonie française, on importait de la farine de France. Mais on en consommait tellement que rapidement, on s’est mis à en cultiver au Québec. Dans les premiers temps, 90% des champs de la colonie étaient occupés par le blé. Aux dires des témoins de l’époque, le blé d’été était très beau. On ne pouvait faire du blé d’hiver, que dans la région de Montréal. On plantait ce dernier en automne de sorte que le blé installait son système radiculaire avant les premiers gels et pouvait pousser rapidement le printemps. On pouvait aussi le cueillir en été plutôt qu’en automne comme le blé semé au printemps.
Le pain se consommait à tous les repas. Il était considéré comme essentiel à la vie, comme le symbole sacré de la vie même. Jésus n’avait-il pas dit « Je suis le pain de vie » ? Manger le pain, c’était communier avec Dieu. On le respectait donc énormément en faisant attention de ne pas en gaspiller, de ne pas l’échapper par terre. Le père de famille commençait tous les repas en faisant une croix sur le pain avant de couper le pain en tranches qu’il donnait à chaque membre de sa famille. Cette première tranche était mise dans une assiette creuse sur laquelle on vidait le liquide choisi pour le repas : du lait ou du café au lait le matin, et le bouillon du repas les autres repas du jour. On appelait cette action « tremper la soupe ». Lorsque le pain avait partiellement bu le liquide, on le mangeait plus facilement à la cuiller. Il faut dire aussi que cette façon de faire permettait d’assouplir le pain qui devenait sec rapidement parce qu’on n’avait pas de réfrigérateur ni de sac de plastique comme maintenant pour en garder l’humidité. De plus les jeunes enfants et les vieillards qui n’avaient pas de dents pouvaient facilement subvenir à leurs besoins avec ce pain trempé.
En France, puis au Québec au début de la colonie, la farine blanche était gardée pour les fêtes et les dimanches. En semaine, on mangeait du « pain bis ». Ce dernier était foncé et plus dur que le pain blanc du dimanche parce qu’il contenait le son du blé ou de la gaudriole. La gaudriole était le mélange de plusieurs grains de céréales et de légumineuses. Les meuniers moulaient ces grains ensemble. Comme ces farines n’avaient pratiquement pas de gluten, on devait leur ajouter de la farine de blé pour les faire lever. Ce qui leur donnait leur texture lourde et leur couleur foncée. On aimait évidemment plus le pain blanc du dimanche, plus léger et plus proche de Dieu et du bonheur. Une expression québécoise traduit exactement le sentiment que ce pain causait dans l’esprit des gens. On trouvait cela normal de « manger son pain noir avant son pain blanc ». Ceux qui mangeaient leur pain blanc avant leur pain noir étaient considérés comme des têtes légères, des gens insensés. Le pain blanc était symboliquement le résultat de l’effort, le paradis après la misère.
Vers 1830, les terres de la plaine du Saint-Laurent étaient très appauvries parce qu’on n’engraissait pas les terres, comme maintenant. On se contentait d’alterner la culture en champ de blé, la première année, suivi d’une année de pacage pour les animaux, puis d’une année de légumineuses pour enrichir le sol. Le blé était semé à nouveau la quatrième année. Pour avoir du blé chaque année, il fallait que chaque fermier divise des terres en 3 champs principaux. Et chacun se semait, des petits champs d’orge, de seigle, d’avoine et de mais au cas où. On semait aussi de la gaudriole, certaines années, qui était constituée des surplus de grains de l’année précédente mélangés ensemble pour les semis. Il fallait prévoir car il arrivait régulièrement qu’on ne récoltait pas de blé à cause du manque d’eau, ou des surplus d’eau, à cause des gels tardifs et surtout des invasions d’insectes, particulièrement de sauterelles. Dans les années 1830, d’ailleurs, un insecte apporté accidentellement au pays par un navire étranger, élimina pratiquement la culture du blé de la plaine du Saint-Laurent pendant de nombreuses années. On dut avoir recours aux régions périphériques naissantes pour répondre à la demande grandissante du blé au Québec. Ce fut l’Ontario et les provinces de l’Ouest canadien qui finirent par combler les besoins en blé du Québec. Les fermiers du Québec durent se tourner vers d’autres cultures, comme celle des pommes de terre, du sarrasin, de l’orge, de l’avoine, des légumineuses pour remplacer le blé et survivre. On se mit désormais à acheter des poches de farine blanche qui venaient des minoteries des provinces centrales du Canada.
C’est ainsi qu’est né le pain de ménage blanc cuit dans des moules à pain rectangulaires originaires des États-Unis. Avant le pain de ménage était cuit comme les pains de campagne actuels, directement sur la sole des fours à pain. Puis on s’est mis à cuire les pains en boules, dans des grands moules à pain, dans le four à pain familial. C’est ce qu’on appelle le « pain de fesse » ou le « pain d’habitant », aujourd’hui. Chez moi, j’ai toujours mangé du pain d’habitant. Ma mère a toujours fait son pain dans la huche que mon grand-père lui avait faite en pin blanc, lors de son mariage, à l’âge de 18 ans. Puis, dans les années 1960, mon père lui construisait un four à pain, à notre chalet au bord de la rivière Mistassini. Que de beaux souvenirs me reviennent en tête quand elle y faisait cuire son pain en fin d’après-midi. Le four avait été chauffé par mon père pendant la journée pour qu’il soit à la bonne température. Ma mère entrait son bras dans le four et devait pouvoir compter jusqu’à quatre avant d’ajouter la douzaine de pains qu’elle faisait pour la semaine. Après leur cuisson, elle mettait sa jarre de fèves au lard qui cuiraient le reste de la soirée jusqu’au lendemain matin pour le déjeuner, en compagnie de pain frais. On soupait souvent juste avec du pain chaud et du beurre, comme on devait sans doute le faire, au Québec depuis 400 ans !
Michel Lambert