La cuisine métissée du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au temps de la traite des fourrures.

J’ai eu l’occasion heureuse de participer, le 15 octobre dernier, à la fête des fourrures organisée par la Fondation de l’héritage culturel autochtone de Mashteuiatsh, sous la tutelle d’Isabelle Genest et de Caroline Marcoux, historienne. La fête célébrait l’époque des fourrures par un défilé de mode présentant des créations de fourrure de designers autochtones de Mashteuiatsh, du Lac-Saint-Jean et du Nunavik. Ce défilé se faisait lors d’un repas qui rappelait la cuisine métissée de l’époque de la traite des fourrures au Saguenay-Lac-Saint-Jean, sous la main habile du chef Carl Murray, dont l’épouse est ilnue. J’ai alors écrit un résumé de cette période historique de même qu’un menu actualisé que je vous livre ici.

« La traite des fourrures du Saguenay-Lac-Saint-Jean remonte au moins aux années 1514.  Ce sont les chasseurs de baleine basques qui sont entrés en contact, en premier, avec les Innus de la Haute-Côte-Nord  et de Tadoussac. Les premiers échanges se sont faits à Tadoussac. Les Basques espagnols retournaient majoritairement en Europe après leur chasse mais quelques-uns demeuraient dans des camps, pendant l’hiver, pour continuer de faire fondre le gras de baleine. Pour survivre, ils amenaient du lard salé, des grains de blé, des pois secs, des oignons, etc. Ces denrées étaient échangées, en hiver, contre des fourrures avec les Montagnais. Ils réussissaient même à communiquer entre eux dans une espèce de pidgin, mélange de basque et de langue algonquienne du XVIe siècle.

Jacques Cartier débarquait à Tadoussac en 1535 et entrait même dans le Royaume de Saguenay, guidé par 2 Iroquoiens de Stadacone. Les Iroquoiens de Stadacone campaient pendant l’été à Baie-Sainte-Catherine et à Chicoutimi. Les Kakouchaks du Lac-Saint-Jean et les Montagnais de Tadoussac s’entendaient bien avec eux et échangeaient, dans des rencontres estivales annuelles,  des grains de maïs séché, du tabac et des filets de pêche contre des pierres à outil, des écorces de bouleau et des fourrures du Nord. En 1600, le Roi de France décidait d’officialiser ces échanges de fourrure en construisant la première maison, appelée la maison Chauvin, à Tadoussac, destinée à loger les commerçants français de fourrures. En 1600, commençait officiellement le commerce des fourrures français-innu. Les Récollets (ordre franciscain comme au lac Bouchette) étaient alors aussi présents à Tadoussac. Ce commerce perdura jusqu’en 1629, date où le commerce passa aux mains des Anglais, sous la gouverne des frères Kirke, jusqu’en 1632. On échangeait alors des peaux d’orignal, de lynx, de renard, de loutre, de martre, de blaireau, de rat musqué et de castor.

C’est Champlain et les Récollets stationnés à Tadoussac qui ont écrit les premiers témoignages de la cuisine des Innus de l’époque. Champlain écrivait en 1603 que les Innus se faisaient des Bouillis d’orignal, d’ours, de castor et de loup-marin. Le Récollet  Sagard ajoutait qu’ils consommaient aussi des œufs de canard, du saumon, des pruneaux, des figues, du maïs séché, des pois à soupe et des biscuits secs. Ils se faisaient même du pop corn, comme le leur avaient appris à le faire, les Iroquoiens de Stadaconé, campés à Baie-Sainte-Catherine, tous les étés.

Après le retour du Canada aux Français, en 1632, les Français voulurent commercer directement avec les peuples de l’intérieur des terres, pensant éliminer la série de nations intermédiaires à qui ils devaient payer des frais pour obtenir les fourrures les meilleures qui venaient surtout du Nord. Le 17 juillet 1647, le père Jean de Quen et quelques Français débarquaient sur les rives du lac Saint-Jean. Les Kakouchaks les recevaient avec du poisson fumé du lac Saint-Jean, en guise de bienvenue. Les Kakouchaks habitaient à l’embouchure de la rivière Métabetchouan, du côté de Chambord. Ils étendaient leurs filets, l’automne, à l’embouchure de la rivière, et y ramassaient de grandes quantités de corégone qu’ils fumaient pour l’hiver. Ils ramassaient aussi de la ouananiche à l’embouchure de la rivière Ouiatchewan. Leur village recevait, tous les étés, une vingtaine de nations amérindiennes du Nord et du Sud. Les Français avec le Père de Quen étaient passés par Chicoutimi où ils estimèrent que ce serait aussi un bon endroit pour bâtir un poste de traite. En 1650, le poste de traite de Tadoussac rouvrait ses portes après le silence d’une vingtaine d’années. Il serait ouvert pendant 52 ans, jusqu’en 1702. En 1676, on ouvrait le poste de traite de Chicoutimi, au Bassin, à l’embouchure de la rivière Chicoutimi qui se jette dans le Saguenay. Il serait ouvert jusqu’en 1856. La mission Saint Charles, installée à Desbiens, au bord de la rivière,  tenue par les pères Jésuites, fut construite en 1676 et reçut des gens jusqu’en 1702. C’était une mission religieuse et non commerciale. Mais on y fit du commerce illégal des fourrures pour enrichir l’établissement. Les Jésuites furent punis par l’Église catholique pour avoir fait cela; ils durent fermer leur mission et retourner en France. Le commerce devait se faire à Chicoutimi ou à Tadoussac. Mais cette mission jésuite eut ses heures de prospérité qui a bénéficié aussi aux Kakouchaks établis, de l’autre côté de la rivière Métabetchouan. Le frère Malherbe qui s’occupait de la ferme, avait un grand jardin, un verger qui produisait des pommes et des prunes avec lesquels il faisait même du cidre. Il élevait de la volaille comme des canards, des oies, des dindes. Il avait du bétail. Il semait du blé, de l’avoine, de l’orge qui venait très bien, avec le climat plus chaud que maintenant, au lac Saint-Jean. C’est lui qui initia les Kakouchaks aux principales denrées françaises. Les Kakouchaks pouvaient en troquer contre des fourrures.

La fermeture de Desbiens se fit en 1702, en même temps que la fermeture du poste de traite de Tadoussac. Il faut dire que la fin du XVIIe siècle fut terrible pour les autochtones du Saguenay-Lac-Saint-Jean : l’orignal, élément fondateur de la cuisine innue, disparut de la circulation; les feux de forêt détruisirent des milliers de kilomètres carrés de forêts qui empêchèrent toute possibilité de chasser pour sa survie. De plus, des épidémies annuelles faisaient mourir les vieillards et les enfants. Les populations de Tadoussac et de Desbiens furent réduites considérablement pour toutes ces raisons, avec le support en moins, désormais, des Français disparus de Tadoussac et de Desbiens. Les survivants de Tadoussac se mirent à chasser le phoque pour survivre. Ils vendaient l’huile au poste de traite de Chicoutimi ou de Québec. Les Français s’éclairaient avec cette huile et en avaient besoin pour d’autres usages, même en cuisine pour la friture car l’huile de phoque était beaucoup plus accessible que l’huile d’olive et était permise, les jours maigres imposés par l’Église catholique.

Le poste de Chicoutimi réussit à passer à travers ces temps difficiles en se faisant des jardins, en élevant des animaux et en chassant aussi les mammifères marins comme les phoques et les bélougas. L’huile apportée par les autochtones était échangée contre des pois secs, de la farine de blé, du lard salé et des biscuits secs (biscuits matelot). La cuisine de Chicoutimi, au fil du temps, était relativement diversifiée. Selon les rapports des gérants des postes, on y consommait de l’orignal, du phoque, du caribou, du huart à collier, de l’oie des neiges, du grand brochet, du doré jaune, du porc, du bœuf, du poulet, de la dinde, de l’oie et du mouton. Chaque année, les postes de traite étaient alimentés par Québec et la France, en alcool. L’eau de vie de l’époque  venait de villes comme Nantes, La Rochelle, Cognac, Bordeaux et Bayonne. L’alcool était produit par la distillation d’un mauvais vin ou d’un vin issu d’une région non réputée pour son vin comme la Bretagne ou le Sud-Ouest français. On les livrait dans des tonneaux. Lorsque l’Angleterre conquit le Canada en 1760, l’alcool changea. On importa désormais du whisky, du rhum et du gin. Après 1760, les gérants des postes sont anglophones. Le premier de Chicoutimi s’appelle Neil McLaren. Il raconte qu’il approvisionne les postes du Lac-Saint-Jean  (comprendre ceux du Nord): les aliments envoyés sont la farine de blé, les pois à soupe, le maïs séché, le whisky Beauport. À Chicoutimi, il plante des pommes de terre, du navet, du chou, du maïs, des radis et des échalotes. L’automne, il fait fumer du saumon, de la ouitouche, de l’anguille, de la truite de mer et de la morue pêchée du côté de la Baie, où l’eau est salée. 

Avec l’occupation grandissante du territoire par les Canadiens-Français, et les plaintes des Innus qui voient leurs terres ancestrales occupées par eux, le Gouvernement canadien décide de réserver des territoires pour empêcher les non autochtones d’occuper illégalement les territoires réservés aux autochtones. C’est ainsi que Pointe-Bleue est fondée en 1850. À cette occasion, on invite les Montagnais de Tadoussac et de Chicoutimi de venir rejoindre les Kakouchaks de Chambord. Mais leur nombre est alors petit. La formation des Réserves n’a pas prévu le développement futur de ces communautés. On a voulu régler vitement un problème sans trop de perspective. Quoi qu’il en soit, les Montagnais de Tadoussac et de Chicoutimi, majoritaires à Pointe-Bleue, continuèrent de trapper la fourrure pour survivre jusque en 1880. La Baie d’Hudson, après la fusion avec la Compagnie du Nord-Ouest, continua d’acheter les fourrures jusque dans les années 1950.

Pour parler de la cuisine autochtone du Lac Saint-Jean, écoutons Pascal Taché qui répondait aux questions des membres de la Chambre du Bas-Canada, en 1824. « (Les Innus) subsistent l’été avec du poisson, poules et œufs, qui y sont en grande abondance, et l’hiver sur le castor, le chevreuil, les perdrix et le porc-épic; et lorsqu’ils se trouvent près des lacs, ils se procurent, en faisant des ouvertures dans la glace, des truites et du poisson blanc. Ils prennent ce premier poisson à la ligne et l’autre au moyen de filets; mais cette manière demande beaucoup de travail, la glace étant en général de trois à quatre pieds d’épaisseur, ils n’en font rarement usage, sinon lorsqu’ils de retrouvent totalement réduits et pressés par la faim. » Au XIXe siècle, la cuisine de Mashteuiatch était déjà une cuisine métissée comme plusieurs familles descendantes de trappeurs écossais ou français.

Je propose donc un repas inspiré par cette histoire, fusionnant les cuisines française, kakouchak, montagnaise et écossaise. Bernard Naud, du Cégep de Saint-Félicien où se déroulait le défilé et le repas, fit le choix des vins d’accompagnement du repas: un Chardonnay et un Cabernet Sauvignon originaires du Chili pour respecter l'origine américaine des Autochtones tout en conservant un bon rapport qualité-prix.»

AGU MAKUSHAN

(Expression algonquine du XVIIe siècle qui signifie "Vous êtes invités au festin")

LE TRIO DE FEU

Présentation de l’entrée : Assemblage de trois entrées inspirées par la cuisine innue. Le feu est central dans la vie des autochtones du Lac-Sain-Jean : c’est le centre de l’habitation autochtone traditionnelle pour se réchauffer contre le froid hivernal, pour cuire son repas de gibier, de poisson ou de denrées importées des nations agricultrices d’ailleurs, pour vivre ses rituels religieux et pour conserver des aliments par le séchage, le fumage  ou la cuisson.

1. Truite fumée à chaud sur bannique qui rappelle l’accueil du père Jean De Quen par les Kakouchaks du Lac-Saint-Jean à l’embouchure de la rivière Métabetchouan.

2. Chips de gibier séché qui rappellent le gibier séché en languettes que l’on préparait en réserve pour les temps de disette. On faisait ce séchage pour ne pas perdre les animaux que l’on abattait.

3. Niwahicanat moderne (pemmican aux bleuets)  qui est le summum de la cuisine algonquienne qui portait un nom différent selon les nations. On le connait surtout sous le nom de pemmican. Il consiste à mélanger une viande séchée réduite en poudre (niwahicanat) avec de la graisse de gibier et un petit fruit séché comme le bleuet, la petite poire (baie d’amélancher) ou l’atocas.

ATIKAMEKW NABWI

(Soupe de poisson blanc aux légumes et herbes de notre forêt)

Présentation de la soupe : une soupe qui marie la tradition culinaire française et ilnue avec le lac Saint-Jean et sa forêt environnante : la soupe est composée de corégone, de pommes de terre, de carottes, d’herbes et de lait. Le poisson blanc ou atikamek s’appelle corégone dans le langage québécois actuel; c’est un poisson délicieux qui a un système d’arêtes complexe comme le brochet mais qui était le poisson préféré des nations de langue algonquienne du Nord comme les Kakouchaks, les Atikameks ou les Têtes-de-boule aujourd’hui disparus. Les pommes de terre sont un apport des Britanniques après 1760. La soupe au lait a été amenée au Québec par les Français d’origine normande. Or les Normands ont répandu cette soupe en France et en Angleterre. Leurs descendants français et britanniques installés au Québec la font toujours aujourd’hui. Cette soupe est le parfait exemple de la cuisine métissée de notre histoire commune. 

UAPAKATSHEUE UIASH TEPATEU

(Assiette de gibier où le wapiti et le cerf se complètent en pâté et médaillon sur un légume d’automne)

Présentation du plat principal : voilà un autre exemple de cuisine métissée : le pâté est une création européenne commune aux Français et aux Britanniques, la recette remonte a l’Antiquité grecque, donc au moins à 300 ans avant J.C.. On mettait alors des ragouts de viande ou de poisson dans des gros pains ronds qu’on évidait. On accompagnait le ragout avec la mie de pain qu’on avait enlevé. Ces pains s’appelaient des tortus en latin, mot qui a donné les mots tarte, tourte et tourtière en français. Au Moyen Âge, on remplaça ces pains par de la pâte que l’on collait dans des grandes marmites. Cela permettait de faire des plus gros pâtés. Le mot pâté vient simplement du mot pâte. (Le mot pie est la déformation anglaise du mot pâte). Les gibiers mentionnés sont le cerf et le wapiti de l’Est, deux gros gibiers que les Montagnais de Tadoussac et de Québec ont eu la chance de chasser sur la Côte du Sud et au Bas-Saint-Laurent, jusque dans les années 1830-1840. C’est un autre exemple de la cuisine métissée du temps des postes de traite du Québec.

CACHETTES

(Petits trésors sucrés de la région)

Présentation du dessert : Sous un dumpling écossais, se cache une confiture innue aux framboises. Sous une crêpe roulée en forme de tipi, se cache une gâterie au sirop d’érable. Dans un petit verre intrigant, se trouve un alcool de prunes de la région pour rappeler les premiers alcools de pomme et de prune faits en région par les Jésuites, au XVIIe siècle.

THÉ NOIR

Présentation de la boisson : le thé noir est, sans hésiter, la boisson traditionnelle préférée des autochtones du Québec au complet. Ce sont les Britanniques qui imposèrent cette boisson aux Français et aux Autochtones, lors de la conquête. Le thé se prenait en fin de repas, souvent avec un morceau de bannique. 

Conclusion : l’évènement avait pour but de ramasser des fonds pour la Fondation de l’héritage culturel de Mashteuiatsh. Je ne peux que témoigner de l’enthousiasme des gens pour cette soirée mémorable en espérant le développement culturel et économique des communautés autochtones du Nitassinan et du Québec.

Michel Lambert, chef historien

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Filtered HTML

  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Balises HTML autorisées : <a> <em> <strong> <cite> <blockquote> <code> <ul> <ol> <li> <dl> <dt> <dd> <p> <iframe>
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Gmap