Soumis par Michel Lambert le
Je suis profondément peiné lorsque j'entends certains historiens de notre cuisine nationale dire, à la télé, que notre cuisine doit peu de choses aux cuisines autochtones; ce qui est, à mon avis, erroné. Nous devons, au contraire, beaucoup de choses à la cuisine iroquoïenne pratiquée, au point de départ par toutes les nations iroquoïennes du Québec, de l'Ontario, de la Nouvelle-Angleterre et de l'État de New York, puis par certaines nations de langue algonquienne du Québec, comme les Abénaquis, les Malécites ou les Micmacs. De plus, le Loyalistes installés chez nous, à partir de la toute fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle étaient imprégnés aussi de la culture iroquoienne de la Nouvelle-Angleterre. Les aliments fondateurs de cette culture comme le maïs sous toutes ses formes, la citrouille et les courges, les haricots de plusieurs sortes, le tournesol avec ses graines et son huile, les topinambours, et ses poissons préférés comme le saumon, l'esturgeon, l'anguille, la barbotte, la barbue, les bars dont le bar rayé, appartiennent à notre tradition culinaire ancienne et récente. Cette culture s'est aussi répandue dans les cultures de langue algonquienne du Québec, comme nous l'avons déjà expliqué dans un autre blogue.
Donnons quelques détails sur son origine et donnons des exemples concrets de cet héritage.
Les Iroquoïens sont d’une part, descendants des Archaïques maritimes de l’Est du Québec déjà présents dans notre territoire, il y a 9 000 ans. Ils sont aussi descendants des Archaïques laurentiens qui habitent sur les rives du fleuve Saint-Laurent et des Grands-Lacs ontariens depuis 6000 ans. Les archéologues pensent qu’ils sont aussi issus de tribus d’agriculteurs montées progressivement des États américains, le long du Mississippi, il y a environ 4 500 ans. Cette civilisation métissée s’installe au sud des Grands-Lacs d’où elle s’étend par la suite au nord des Grands-Lacs, puis dans la Plaine du Saint-Laurent, il y a 4 000 ans. Sa cuisine est principalement axée sur les végétaux cultivés ou sauvages, assaisonnée avec du poisson frais ou fumé, du poisson séché, des arêtes réduites en poudre ou bien avec une huile de poisson gras, de mammifère marin, de tournesol ou de noix locales. Elle se pratique dans une vaisselle de céramique et de bois. Quand et comment cette culture est-elle entrée en contact avec la culture culinaire européenne?
Chaque été, les Iroquoiens de Québec (Stadaconé) allaient pêcher des poissons d'eau salée et chasser le bélouga ou les phoques du golfe pour se faire des provisions de poisson fumé ou d’huile de mammifère marin : c’est pendant l’été 1534 qu’ils ont rencontré Jacques-Cartier à Gaspé en allant se chercher du maquereau pour l’hiver. Ils allaient aussi pêcher du saumon sur la Côte-Nord, comme le faisaient leurs ancêtres, les Archaïques maritimes et laurentiens.
Mais en 1608, lorsque Champlain fonda Québec, les Iroquoiens du Saint-Laurent n'étaient plus du tout aux endroits où les Français les avaient découverts, au XVIe siècle. Leur disparition est encore remplie de mystères, même si la tradition orale des Mohawk et des Hurons raconte qu'ils sont déménagés, d'une part, chez les Agniers de l'État de New- York, au sud-ouest du lac Champlain, ou chez les Hurons du lac Huron, en Ontario, suite à une guerre fratricide pour le controle du fleuve Saint-Laurent qui donna accès aux vainqueurs au commerce avec l'Europe. Quoi qu'il en soit, la culture culinaire iroquoienne s'est transmise, dès le XVIIe siècle, aux Français, grâce aux Hurons installés à l'Ancienne-Lorette, au nord de Québec, et aux Iroquois de diverses origines installés tour à tour à La Prairie, au sud de Montréal, puis à Sainte-Catherine et à Kanahwake. Les Hurons-Wendat, par exemple, étaient, comme leurs cousins iroquoïens de la Plaine du Saint-Laurent, des agriculteurs prospères avec un régime végétarien plus important que leurs cousins iroquois. L’ottet huron, plus connu sous le nom de sagamité, était leur plat de base. C'était de grands voyageurs et des gens d’affaires qui voulaient faire du commerce avec les Français. Ils se convertirent progressivement au catholicisme et acceptèrent l’invitation de s’établir à Québec, après le génocide de leur communauté, en 1650.
Le contact journalier avec les Français de Québec transforma les 2 cuisines qui se sont alors métissées pour donner naissance à la cuisine de la Nouvelle-France. Marie de l’Incarnation et les jésuites racontent, dans leurs écrits, comment les Français cuisinent de plus en plus avec des produits autochtones, à la manière huronne. On mélange la cuisine normande avec la cuisine huronne pour faire les premières recettes-fusion de Québec et du Québec : soupes au lait et aux poissons locaux ou aux légumes locaux. La soupe aux fèves rouges avec lard salé et lait devient une soupe signature de Québec, comme celle au bacon, maïs frais et lait ou celle aux pois, blé d’inde lessivé et lard salé, en hiver.
La courge elle-même est présente dans les jardins québécois depuis au moins le XIVe siècle, selon l’opinion des archéologues de chez nous. C’est Jacques Cartier qui la cite en premier, à Stadacone, village iroquoïen situé dans la ville actuelle de Québec, en 1535. Champlain, en 1618, en donnait des graines à Louis Hébert, le premier colon français de Québec, pour qu’il en plante dans son jardin. La courge était toujours plantée en combinaison avec les haricots et le maïs dans le jardin autochtone. Ses tiges couraient sur le sol tout le tour des plants de maïs autour duquel grimpaient les tiges de haricots. Les larges feuilles des courges gardaient l’humidité du sol, et permettaient la sauvegarde des autres légumes, lors des périodes de sécheresse. Les Hurons cultivaient 6 variétés de courge. Ils la cuisinaient en jus, en purée, en ragout végétarien en combinaison avec du maïs et des haricots. Les Français imitèrent les Hurons dans un premier temps et finirent par créer leurs propres recettes, au fil du temps. Mais c’est en potage qu’ils l’appréciaient le plus. Les colons américains, émigrés chez nous, après la guerre de l’Indépendance américaine, aimaient beaucoup les courges qu’ils cuisinaient en légume d’accompagnement et en dessert.
Le maïs lessivé, plus connu, au Québec, sous le nom de « blé d’Inde lessivé », appartient aussi à notre héritage iroquoïen. Ce sont les Iroquoïens de Stadacone ou Québec qui ont initié les Français à cet aliment, en 1535. Lors de la fondation de Québec, les Hurons ont complété l’initiation des Français à cet aliment important pour eux. Ils leur ont montré comment le préparer. Après la récolte du maïs très mur, au début octobre, les autochtones suspendaient les épis de maïs dans leurs maisons longues pour terminer le séchage des grains. Puis, ils retiraient les grains des épis à l’aide de couteaux tranchants. Ces grains étaient ensuite mis à cuire dans un grand pot de céramique avec de la cendre de bois dur, pendant plusieurs heures. Ce procédé faisait grossir les grains qui laissaient partir leur enveloppe rigide. Ces peaux flottaient sur le dessus du liquide de cuisson. On changeait l’eau à ce moment-là pour éliminer toutes les enveloppes des grains de maïs et surtout pour enlever la cendre des grains et de l’eau de cuisson. Les grains pouvaient alors être cuits complètement avec du gibier ou d’autres légumes autochtones ou bien déposés dans des paniers qu’on rangeait au frais pour l’hiver. Tous les Français qui ont fait le commerce des fourrures avec les autochtones ont adopté cet aliment, tout comme les autochtones de langue algonquienne l’avaient fait avant leur arrivée au Québec. Cet aliment se transportait bien dans des poches et était ajouté à la soupe aux pois quotidienne. Quand on manquait de pois, on les faisait cuire avec du gibier dans la bouillote du jour. Les autochtones adoraient la nouvelle soupe métissée de pois et de blé d’Inde lessivé. Toutes les nations autochtones actuelles l’ont encore dans leur menu traditionnel, tout comme les Franco-Québécois de nos villages. Cette soupe s’appelle « anissabo » chez les Cris et « aricimin » chez les Atikamekw.
Les petits haricots blancs avec lesquels nous faisons les fèves au lard sont appelés les Navy Beans, en anglais. On les servait quotidiennement, au déjeuner, sur les navires de la marine américaine, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, d’où leur nom de Navy beans. C’était le même type de haricot qu’on servait dans les camps de bucherons américains où nos ancêtres sont allés travailler, dans les années 1860. C’est pourquoi ils sont les haricots les plus populaires au Québec pour faire nos fèves au lard. Rappelons-nous que ces haricots sont originaires du Sud-Est des États-Unis où les autochtones locaux les cultivaient. C'est là que les premiers Anglais installés en Virginie, en 1607, les adoptèrent dans leur cuisine. Mais ce ne sont pas les seuls haricots de notre cuisine patrimoniale.
Les premiers haricots plantés au Québec par les Iroquoiens du Saint-Laurent, autour du XIVe siècle, étaient originaires du Pérou. Ils avaient pris plusieurs millénaires pour se rendre d’Amérique du Sud au nord de l’Amérique du Nord. Plus de 200 variétés de haricots de différentes grosseurs et couleurs étaient plantées par les autochtones des deux continents américains, pour différents climats et différents usages. Christophe Colomb les observait déjà dans les Antilles, en 1492. D’autres découvreurs espagnols les signalaient au Nicaragua et dans le sud de la Floride au début du XVIe siècle. En 1530, De Soto précisait même que les haricots étaient toujours plantés en culture mixte avec les courges, tuteurés aux plants de maïs. En 1535, Jacques Cartier signalait leur présence à Hochelaga et la même façon de les cultiver (village iroquoien sur l'ile de Montréal). Il écrit : «Pareillement, ils ont assez de gros melons et concombres, courges, pois et febves de toutes couleurs, mais non de la sorte des nostres». Lorsque les Français se sont installés au Québec, au XVIIe siècle, ils adoptèrent les haricots autochtones qu’ils trouvaient plus rentables que leurs petits haricots. Les rouges étaient les préférés de la grande région de Québec en contact avec la culture culinaire des Hurons alors que les Montréalais préféraient ceux de couleur pâle ou bigarrée; c’est que les autochtones de la région montréalaise cultivaient plus des haricots originaires du Vermont et de l’État de New-York où vivaient d’autres cultures autochtones comme les Abénaquis et les Iroquois.
Mais c'est le maïs qui demeure l'aliment le plus identitaire de la culture iroquoïenne. Le maïs était planté en grande quantité pour pouvoir nourrir le village iroquoïen pendant 2-3 ans. Les surplus étaient troqués avec les peuples algonquiens pour des écorces plus grandes, des pierres plus coupantes, des fourrures plus épaisses et protectrices que celles de la Plaine du Saint-Laurent. Ils entreposaient leurs réserves de maïs séché et de haricots secs, dans des paniers enfouis profondément dans la terre, sous le niveau de gel habituel de la terre. Mais il faut savoir que les agriculteurs autochtones plantaient plusieurs sortes de maïs destinés à des utilisations culinaires différentes : certaines variétés convenaient bien pour le maïs lessivé ; d’autres gonflaient mieux sous l’action de la chaleur et étaient destinées au maïs soufflé ou pop corn ; certains maïs donnaient un jus excellent, d’autres germaient bien et assuraient de la verdure pour l’hiver, enfin, certaines variétés se mangeaient jeunes et crus, alors que les grains étaient très sucrés. Selon les missionnaires jésuites, leur nom se traduirait par « bébé maïs ». Les adolescents les cueillaient en collation et les mangeaient crus, en cours de journée. Ces variétés sucrées étaient plus petites que les autres et toujours cueillies les premières. En mélangeant ces variétés dans les champs, on obtenait des variétés uniques qui finissaient par s’identifier à un village ou une nation. C’est pourquoi, lorsqu’on ne voulait pas avoir une seule sorte de maïs, on devait les planter dans des champs différents. Ce que faisaient toujours les grands-mères iroquoïennes qui connaissaient bien leurs maïs. Sous le Régime français, puis jusqu’au début du XXe siècle, les Français qui plantaient du maïs dans leur jardin, n’avaient pas la connaissance des autochtones sur cet aliment. Ils finirent par créer un maïs unique qu’on appela le blé d’Inde canadien et qui pouvait se manger facilement si on le consommait à l’intérieur de 2 h après sa cueillette. Il était alors délicieux et sucré. Si on attendait trop, les grains transformaient le sucre en fécule et on disait qu’il devenait farineux. À la mi-septembre, le blé d’Inde devait être bouilli plus longtemps et on l’utilisait plus dans des recettes ; on le mettait aussi en pot ou en boite de conserve pour l’hiver. Lorsque l’industrie alimentaire décida d’offrir un maïs plus sucré à sa clientèle, on commença à chercher dans les communautés autochtones de l’Amérique, des variétés qu’on pouvait croiser avec des variétés plus grosses et plus rentables pour l’industrie. C’est ainsi qu’est né le « blé d’Inde de cannerie », dans les années 1950 et le maïs sucré qu'on retrouve dans les conserves de maïs en crème, sans ajout de sucre supplémentaire.
Nos épluchettes de blé d’inde, aujourd’hui, se font avec du maïs très sucré qui peut conserver son sucre beaucoup plus longtemps qu’avant. Il se congèle magnifiquement bien en épis ou en grains, pour l’hiver. Si on a de la place pour en faire des provisions, cela est très rentable ; on peut multiplier par 10, l’économie qu’on fait sur l’achat d’une boite de maïs en grains, en hiver.
Terminons notre héritage iroquoien avec une découverte intéressante. Plusieurs recettes autour du lac Saint-Pierre, comme la gibelotte de Sorel, jumellent la barbotte au maïs sucré. Madame Beauchemin qui créa le plat en 1921 pour les touristes montréalais qui venaient au Chenail du Moine ne savait certainement pas que les Iroquoïens de Mitsouna (nom iroquoïen de Sorel) faisaient un ragout semblable avec de la barbotte et du maïs. Cette assertion est confirmée par les découvertes archéologiques pratriquées à Tracy, datant cette association depuis au moins le XIVe siècle.
J'espère vous avoir un peu convaincus de l'apport important de la culture culinaire autochtone dans le patrimoine culinaire québécois contemporain.
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec