Soumis par Michel Lambert le
Le sarrasin est présent au Québec depuis au moins le milieu du XVII e siècle. Pierre Boucher écrivait en 1664 « Le bled Sarrazin y vient aussi ; mais il arrive quelquefois que la gelée le surprend avant qu’il soit meur. » Tous les paysans français s’en semaient un peu comme dépanneur, en cas de pénurie du blé. On aimait déjà sa farine pour faire des galettes ou des crêpes. Ce sont les colons d’origine bretonne ou normande qui l’aimaient le plus.
En effet, au XVe siècle, la célèbre duchesse en sabot de notre folklore, Anne de Bretagne, en favorisa la culture. Puis la céréale se répandit dans tout le Nord-Ouest de la France, par la suite. Le sarrasin que l’on ne consommait pas était donné aux porcs qu’on chérissait ; cette céréale avait le pouvoir de donner un gout particulier à notre porc tout comme les glands de chêne de Lanaudière le faisaient aussi. Mais la véritable origine du sarrasin est l’Asie du Nord. Ce sont les marchands arabes qui l’ont ramené chez eux après la fameuse découverte de la Route de la soie vers le nord de la Chine. En effet, ce sont les Chinois et les Japonais qui l’auraient cultivé en premier, il y a 7 000 ans. Mais l’Europe connut le sarrasin au temps des Croisades, seulement. La légende raconte que les soldats de Mahomet se nourrissaient essentiellement de cette céréale ; c’est ce qui leur donnait une force extraordinaire, aux dires mêmes des chevaliers européens. C’est pourquoi ils en rapportèrent en Europe pour s’en nourrir, eux-aussi. Puis, Anne de Bretagne en fit la promotion en Bretagne où le sarrasin est l’un des aliments les plus identitaires de la région. Tout le monde connait les crêpes bretonnes à base de farine de sarrasin, n’est-ce pas ?
Il fallut, cependant, attendre la crise du blé de 1830 pour voir le sarrasin prendre de l’expansion dans nos champs. Comme les gens n’avaient presque plus de blé, dans certaines vieilles régions de la Plaine du Saint-Laurent, ils le gardaient pour le dimanche et les jours de fête. Les autres jours, on se faisait des galettes de sarrasin pour déjeuner. Chaque région a d’ailleurs nommé des galettes de plusieurs noms pittoresques hérités des régions françaises ou inventées au Québec. Chez moi, au Saguenay-Lac-Saint-Jean, on les appelait des « tartaux » ; en Beauce, on parlait de « torchons » ; sur la Côte-du-Sud, la farine de sarrasin était appelée de la « baquiche » et les galettes de sarrasin, des « tireliches ». Les Québécois d’origine acadienne les appellent des « ployes » ou des « pleuilles », francisation du mot plug, utilisé par les Anglophones des Maritimes pour nommer cette galette. Plusieurs régions périphériques impropres à la culture du blé, même si récemment ouvertes, se mirent aussi à la culture du sarrasin. Le témoignage éloquent de Monsieur Wilfrid Lapointe de Sainte-Adèle vient illustrer cela : en 1880, ce monsieur avait planté, sur sa ferme, ¾ d’arpent en avoine, 3 ½ arpents en sarrasin, 1 ½ arpent en blé d’inde mélangé à de la citrouille, 1 ½ arpent en pois à soupe et ¾ d’arpent en navet. Et il avait récolté pour survivre, 1 ½ minot de pois secs, 47 minots de sarrasin, 7 minots de blé d’Inde, quelques minots d’avoine et de navets. Dans les faits, il avait récolté la valeur de 1 790 litres de sarrasin, soit la valeur de 34 litres à consommer par semaine ; ce qui est, bien sûr, suffisant pour nourrir une famille nombreuse puisqu’un litre de farine de sarrasin peut faire 40 crêpes. Une famille de 20 personnes pouvait en manger une dizaine par matin, chaque personne.
Les champs de sarrasin en fleurs sont particulièrement beaux et odoriférants ; les colons des Laurentides s’en faisaient même des soupes, en saison. Ils attirent aussi beaucoup les abeilles sauvages et les taons. Le miel de sarrasin est particulièrement apprécié par les connaisseurs. Beaucoup de nos recettes de la fin du XIXe siècle utilisent le miel de sarrasin dans les recettes familiales. Les chefs cuisiniers de la région de Lanaudière savent bien le mettre en valeur dans leurs créations culinaires.
C’est à nous de ne pas oublier cet aliment important de notre patrimoine culinaire, d’autant plus que le monde arabe est bien d’actualité aujourd’hui. Ce peuple a enrichi notre culture culinaire et nos connaissances beaucoup plus qu’on pense. "Les Sarrasins" qui étaient le nom donné aux nouveaux convertis à l’Islam et aux ennemis de Charlemagne marquaient déjà toute l’Europe, au VIII e siècle de notre ère. Leur cuisine raffinée continue de séduire notre cuisine. C’est pourquoi je parle du temps du sarrasin !
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec