Soumis par Michel Lambert le
Le sel, si décrié aujourd'hui, a permis à plusieurs peuples européens de survivre dans les grands froids ou les grandes chaleurs; il leur a permis de conserver leurs viandes, leurs poissons et leurs légumes pendant les périodes de l'année où le climat ne leur donnait plus l'accès à ces denrées. La vie quotidienne du Québec a longtemps dépendu du lard salé, en été, et du poisson salé, en hiver. La morue salée fait donc partie de notre histoire culinaire plus que tout autre poisson. Elle était consommée principalement durant les 40 jours du Carême*, chez les pauvres gens, comme chez les riches. Revoyons un peu l'importance qu'elle a eue chez nos peuples fondateurs européens et autochtones.
Comme la morue est un poisson des mers froides, elle a d'abord été pêchée dans le golfe Saint-Laurent et le long du Labrador par les Archaïques Maritimes, il y a environ 6 000 ans. Il y a 2 000 ans, les ancêtres des Innus de la Côte-Nord et du Saguenay de même que des Micmacs de la Gaspésie la connaissaient bien. Les Vikings, premiers Européens à mettre le pied au Québec au XIe siècle, l'aimaient aussi beaucoup. Leurs textes révèlent qu'ils la pêchaient déjà au Groenland, en Islande et le long des côtes norvégiennes, au XI e siècle, et sans doute avant, puisqu'ils venaient déjà chercher du sel en France pour conserver le poisson qu'ils pêchaient et qu'ils allaient vendre dans le sud de l'Europe. Au XIIIe siècle, la pêche à la morue était même devenue une activité importante, dans la mer du Nord, dans la Manche et en Atlantique-Nord¹.
Permettez-moi, ici, de reprendre, entre guillemets, mon texte consacré à la morue, sur ce site. La morue " est à l’origine d’au moins 7 régions du Québec, situées dans l’estuaire et le golfe Saint-Laurent. On peut même dire que la morue a permis la découverte du Québec par les Européens. Ce sont les Basques, à la poursuite de la baleine, au XIe siècle, qui ont découvert l’abondance de la morue sur les bancs de Terre-Neuve et dans le golfe Saint-Laurent. Ils furent suivis de pêcheurs bretons et normands, dès le milieu du XVe siècle. En 1579, le golfe Saint-Laurent accueillait 150 bateaux français, 100 espagnols, 50 portugais et 50 anglais, venus pêcher la morue. Par conséquent, dès 1560, des pêcheurs européens débarquaient sur les plages gaspésiennes et de la Côte-nord pour saler et sécher la morue sur des claies de sapin, au soleil ². Ce sont les nombreuses querelles entre les pêcheurs qui voulaient choisir les plus belles plages pour faire sécher leur poisson qui incitèrent le gouvernement canadien à obliger les pêcheurs à s’installer en permanence sur nos côtes s’ils voulaient profiter de nos plages. C’est ainsi que, au milieu du XIXe siècle, s’ouvrirent nos régions maritimes, au Québec. On vit, entre autres, des pêcheurs normands, bretons, jersiais, anglais, irlandais, écossais, basques, gascons, américains et acadiens s’établir sur nos côtes de la baie des Chaleurs et sur la Pointe de Gaspé. Au milieu du XIXe siècle, quelques jeunes gens de la Côte-du-Sud et de Charlevoix les rejoignirent. Les îles de la Madeleine, la Côte-Nord, de Tadoussac à Blanc-Sablon, le Bas-Saint-Laurent, la Côte-du-Sud et Charlevoix contribuèrent à construire l’industrie de la pêche à la morue au Québec.
Toutes les parties de la morue étaient utilisées. Les familles des pêcheurs se nourrissaient essentiellement de ce qui restait du poisson après l’avoir préparé pour le saler et le sécher au soleil : on gardait les têtes avec les bajoues et la langue, de même que la chair qui entourait l’arête centrale qu’on appelait la nauve. L’estomac de la morue qui s’accroche à l’arête s’appelait le got; celui-ci était farci de pain ou de pommes de terre en purée, cousu et cuit dans un plat familial appelé cambuse. En vidant le poisson, on gardait aussi le foie de la morue qu’on mettait dans la farce du got ou qu’on faisait pocher sur la cambuse, en fin de cuisson. Le foie était aussi mis à chauffer pour récupérer l’huile qu’on vendait ensuite, en tonneau, pour des raisons de santé. Dans mon enfance, l’huile de foie de morue était donnée aux enfants comme un fortifiant. Certaines gens en mettaient en conserve. On sortait ces foies sur des biscuits soda, en collation, quand on avait de la visite ou dans le temps des Fêtes. Toute une cuisine régionale est née avec les bajoues, les langues, les nauves, le got, le foie et les têtes de morue.
Les filets de morue salée étaient vendus partout dans le monde. Mais chaque nation avait ses préférences. La petite morue pêchée au début de l’été et séchée longtemps en juin et juillet était la morue préférée des Basques et du sud de l’Europe. C’est aussi celle-là qu’on envoyait dans les Antilles. On faisait une 2ième pêche à la morue, du début septembre au mois de novembre. Cette morue, appelée la morue verte, était plus grosse et salée dans des barils, sans la faire sécher. C’est celle-là qui était la préférée des Français et des Québécois qui en achetaient tous un baril, par famille, pour passer l’hiver. Même les pauvres pouvaient se payer ce poisson.
Malheureusement, la morue est presque disparue de nos côtes à cause de la surpêche et d’autres phénomènes liés aux changements climatiques et au déséquilibre entre les espèces, comme la surabondance des phoques, selon certains pêcheurs."
En 1992, le gouvernement canadien sous la direction de Brian Mulrony et de son ministre des pêches, John Crosbie, originaire de Terre-Neuve, imposa un moratoire sur la pêche à la morue dans l'Est canadien. Ce moratoire mit malheureusement 30 000 pêcheurs à la retraite et enclancha la disparition d'un mode de vie basé sur la pêche, pour les régions de l'Est du Québec et des Provinces maritimes. Heureusement, ce moratoire a permis la ressurgence partielle de cette denrée fondamentale de la culture culinaire du Québec. Le stock global de la morue de l'Atlantique Nord est en croissance grâce aux lois protectrices des pêches de cette espèce, dans des pays comme la Norvège, l'Islande et le Canada. Dès 1850, les Norvégiens Axel Boeck et Ossian Sars, spécialistes de la pêche à la morue, dans les iles Lofoten, estimaient que la pêche à la morue était modulée par une variation cyclique naturelle. On a noté la même chose pour la pêche à la plie (sole). "Le biologiste anglais Michael Graham a noté que certains stocks de poisson (plies en l'occurence) se sont reconstitués après qu'on eut diminué la pression de pêche durant la Première Guerre mondiale. Ceci a laissé penser qu'en diminuant la pression de pêche, le stock se reconstituerait rapidement, mais plus tard, on a montré que l'écosystème pouvait être durablement affecté par la régression massive d'une espèce et que parfois cesser la pêche d'une espèce ne suffisait pas à lui permettre de reconstituer sa population antérieure³." Plusieurs facteurs écologiques, dont le réchauffement de la planète, peuvent affecter les zones traditionnelles de pêche à la morue. Seule la morue du Grand-Nord, appelée le skrel en norvégien, est en abondance dans l'océan Arctique.
Quant à la morue salée d'aujourd'hui, elle provient de la Nouvelle-Écosse. On peut donc la cuisiner occasionnellement, en toutes saisons, et non plus seulement en hiver, comme autrefois. Mais je vous invite, peut-être par nostalgie, à la cuisiner, cet hiver, à la manière québécoise d'autrefois, et pourquoi pas, comme en Provence, en Normandie, au Portugal, en Espagne ou en Haïti.
De plus, saviez-vous que la morue doit sa popularité, dans les pays catholiques, à sa blancheur? Elle illustre la pureté et le divin. S'en nourrir les jours de jeûne est parfaitement cohérent. S'en nourrir l'hiver a la même cohérence.
* Carême: période de jeûne de 40 jours qui précède la fête de Pâques, pour les Catholiques.
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.
1. Gérard Deschamps, Les lignes : pêche professionnelle en mer et pêche de loisir, Éditions Quae, 2005, p. 12
2. Charles de La Morandière, Histoire de la pêche française de la morue dans l'Amérique septentrionale, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1962, p. 58
3. 30 ans pour atteindre les objectifs de l'UE en matière de reconstitution des réserves halieutiques ? [archive], Bulletins électroniques d'Allemagne, 27 janvier 2010, Ministère des Affaires étrangères (France)