Soumis par Michel Lambert le
Vous savez sûrement que les tomates viennent d'Amérique tropicale. Lorsque Christophe Colomb a découvert l'Amérique, la culture de la tomate avait déjà parcouru un long chemin depuis le Pérou où sa consommation serait née, il y a plusieurs millénaires. Les conquérants espagnols goutèrent avec bonheur à la cuisine mexicaine du XVe siècle et la ramenèrent en Espagne et leurs colonies, comme la Sicile, au sud de l'Italie. Les Communautés religieuses espagnoles jouèrent un grand rôle pour la diffusion de la sauce tomate dans leurs oeuvres caritatives comme les orphelinats, les écoles et les hôpitaux. La sauce tomate mexicaine est ainsi entrée peu à peu dans les moeurs de l'Espagne et de l'Italie, en compagnie de pains divers ou de pâtes économiques. En France et en Angleterre, on l'a d'abord considérée comme une plante décorative dont on ne mangeait pas les fruits, à cause de la mauvaise réputation de la famille des solonacées. Sur les 2000 espèces de solonacées, une quarantaine seulement sont comestibles, dont les tomates, les pommes de terre, les poivrons, les aubergines et les gombos. Lorsque la tomate a été apportée au Québec par les Anglais, au début du XIXe siècle, c'était toujours une plante verte aux fruits rouges que personne n'osait consommer.
La consommation de la tomate serait d'abord née dans le sud de la France avant de grimper au début du XIXe siècle, à Paris. C'est là que le président américain Jefferson y aurait goûté et aurait décidé de la ramener chez lui, en Virginie. La culture de la tomate s'est alors répandue comme une traînée de poudre aux États-Unis et au Canada. Vers 1850, on la mettait déjà en conserve. Une autre utilisation de la tomate commença en Angleterre, avec le ketchup. J'ai raconté ailleurs l'origine chinoise du ketchup. Voici, à ce propos, un extrait de mes textes sur la question:
Le mot ketchup " vient des mots chinois ke-tsiap et veut dire « jus de carpe »; c’est en quelque sorte l’équivalent des sauces au poisson que nous pouvons acheter dans les épiceries chinoises et sud-asiatiques. Les ke-tsiap sont des sauces de poisson salés et fermentés au soleil semblables à l’ancien garum des Romains, mentionné plusieurs fois par les auteurs de l’Antiquité. Ce serait des marins anglais du XVII e siècle qui auraient rapporté en Angleterre cette sauce chinoise. Mais les Anglais trouvaient ces sauces trop salées de sorte qu’ils commencèrent à les modifier en ajoutant du sucre, du vinaigre, des épices et surtout d’autres aliments comme des huitres, des noix, des champignons ou des concombres. Ce sont donc ces ketchups anglais que les riches marchands anglais de Québec et de Montréal faisaient venir de Londres, vers 1770. La première preuve de l’existence du ketchup aux tomates date de 1742, dans la réédition américaine d’un best-seller anglais The Compleat Housewife écrit pas Eliza Smith et publié pour la première fois à Londres, en 1727. La deuxième recette de ketchup aux tomates apparait en 1801 dans le livre The Sugar House Book, rédigé par Sandy Addison. Vers 1830, plusieurs recettes de ketchup aux tomates circulaient en Nouvelle-Angleterre. Or, ce sont ces recettes que les Québécois ont commencé à copier en allant travailler en Nouvelle-Angleterre, au milieu du XIXe siècle. Encore une fois, les Québécoises de l’époque ont peu à peu transformé les recettes d’origine britannique et américaine pour en faire des produits différents. Mais des Américains vont alors créer les premiers ketchups commerciaux : M. Heinz de Pittsburg, en 1876 et M. Hunt, du Mississipi, en 1888. Heinz contrôlait, en 2000, 60% du marché mondial du ketchup aux tomates."
Mais, encore une fois, on parle de sauce tomate et non de jus de tomate. Le jus de tomate que nous connaissons serait né dans la cuisine de Louis Perrin, chef du French Lick Springs Hotel, à French Lick, en Indiana, en 1917. Le matin, les hôtels avaient déjà pris l'habitude de servir du jus d'orange, en début de repas. Or, il arriva, cette année-là qu'on n'ait pas d'orange, pour des raisons climatiques. C'est alors que Louis Perrin eut l'idée de remplacer le jus d'orange par du jus de tomate. C'est ainsi que le jus de tomate est devenu, par la suite, le début de n'importe quel repas qu'on prenait à l'hôtel ou au restaurant, lorsqu'on n'aimait pas la soupe ou l'entrée.
Dans les années 1940, on a vu apparaître des extracteurs à jus de tomate que les familles pouvaient s'acheter pour se mettre du jus de tomate-maison en conserve. Chacun l'aromatisait à son goût, avec du sucre, du jus de citron, du sel ou des graines de céleri, de la sauce Tabasco ou de la sauce Worcestershire. Je me suis moi-même procuré cet appareil lorsque je récoltais des kilos de tomates, dans le Grand Rang de la Présentation, en région maskoutaine.
Autrefois, les gens de l'Est du Québec se faisaient des conserves de hareng salé ou de moules dans du jus de tomate. On les déposait sur des biscuits soda, en canapé rudimentaire. Ces conserves étaient surtout mangées en soirée comme collation après une activité sportive ou une partie de jeu de cartes. Le jus de tomate remplace aussi la soupe en début de repas. On le sert seul, avec une bordure de verre humectée de sel de céleri ou avec une branche de céleri. On le sert aussi avec du jus de palourdes et de la vodka que l'on appelle un clamato. Le jus de tomates sert aussi à faire des aspics avec olives et céleri ou des mousses aux crevettes. De nombreuses recettes de soupes traditionnelles incluent du jus de tomate, à commencer par la soupe aus vermicelles ou aux alphabets, aux légumes, à 'orge ou au chou. Le spaghetti italien qui fait partie aujourd'hui de l'ensembles des familles québécoises, quelles que soient leurs origines, inclut obligatoirement du jus de tomate. Dans les tavernes des années 60, on servait même de la bière au jus de tomate; on le sert plutôt en Bloody Mary, avec de la vodka, aujourd'hui.
Toutes les recettes de cette semaine célèbrent ce liquide d'origine américaine.
N'est-ce pas une belle occasion de souligner notre identité américaine ? Ne sommes-nous pas des Français américains? Champlain voulait créer une Nouvelle-France, différente de la mère patrie, en nous mariant avec les premières nations de ce pays, Puis son idée évolua jusqu'aux différents modèles identitaires contemporains que nous propose la politique. La cuisine est une autre façon d'exprimer notre patriotisme.
Bonne fête des patriotes!
Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec