La cuisine au jus de citron

Le citron est connu au Québec depuis au moins 400 ans. On l'importe principalement pour son jus qu'on utilise largement pour parfumer nos plats salés ou sucrés ou pour remplacer le vinaigre dans les vinaigrettes. Résumons son histoire dans le monde et chez nous.

Le citron que nous connaissons, aujourd'hui, est issu de plusieurs hybridations successives initiées à partir d'agrumes plus anciens qui poussent sur les pentes de l'Himalaya, au Cachemire. Ses ancêtres sont le cédrat que nous utilisons toujours en confiserie et que les Angais mettent dans leur gâteau aux fruits de Noël. il descend aussi de la lime et du pomélo sauvage, ancêtre du pamplemousse. Ce sont les jardiniers indiens qui en ont répandu l'usage sur tout leur continent, il y a 4 000 ans. Savez-vous que le jus de citron a d'abord été utilisé pour conserver des légumes plus longtemps que leur durée de vie habituelle? Les premiers cornichons indiens étaient faits non pas avec du vinaigre, mais avec du jus de citron. Les Indiens se servaient aussi du jus de citron comme antiseptique, et de la peau des citrons et de leurs feuilles pour chasser les insectes indésirables, comme les mites.

Ce sont les commerçants arabes qui l’ont amené d’abord au Moyen Orient. Puis ils l’ont fait connaitre au pourtour méditerranéen, en commençant par l’Égypte ancienne et la Perse. Les Égyptiens utilisaient le jus de citron pour embaumer leurs morts. Alexandre le Grand l’amena en Grèce lors de sa conquête de la Perse. Puis les Romains l’apportèrent à Rome lors de leur conquête de la Grèce. On a retrouvé des preuves de son implantation en Italie, car il faisait partie des aliments cultivés à Pompéi lorsque la ville fut ensevelie par les cendres du Vésuve, en 79 de notre ère. Il entra donc dans le sud de la France avec les conquérants romains. Les Gallos-Romains du Sud de la France plantèrent donc les premiers citronniers français, en l'an 50, avant J.C..

Christophe Colomb apporta les premiers citronniers en Amérique, lors de son 2e voyage aux Antilles, en 1493. L'arbre s'est ainsi répandu dans toute la zone tropicale de l'Amérique. On découvrit à la même époque que le jus de citron était l'aliment parfait pour lutter contre le scorbut qui affligeait tous ceux qui faisaient de longues traversées sur les mers. Toutes les marines du monde prirent donc l'habitude de transporter des barils de citrons sur leurs navires pour éviter cette terrible maladie qui décima plusieurs Européens qui voulaient émigrer en Amérique. On prenait le jus de citron avec de l'alcool. Les barils de citron étaient d'ailleurs les premières choses que les pirates volaient sur les navires qu'ils arrêtaient, en mer. Il semble que les graines de citron apportées par Christophe Colomb en Amérique se soient rapidement propagées chez tous les peuples autochtones, au nord du golfe du Mexique. C'est Pierre-Esprit Radisson qui le confirme lorsqu'il effectua un voyage dans le Haut Mississippi, en 1658-1660: "Les citrons, dit-il, ne sont pas si gros que les nôtres, mais plus surs (...) Là, il ne neige jamais, ni ne gèle, mais il y fait fort chaud."

Cela démontre que le citron était déjà bien connu des Français du XVIIe siècle. Un document de 1708, rapporté par Séguin, parle de l'eau d'érable à laquelle on pourrait joindre du citron pour faire une limonade. Les premières références au citron de nos découvreurs sont pour décrire des fruits qui lui ressemblent, au pays des Hurons. Antoine-Denis Raudot écrit en 1749 : "Ce citronier (dont les Hurons s'empoisonnent en mangeant la racine) est une plante qui vit dans les endroits humides et à l'ombre et qui ne porte qu'une tige qui produit un fruit assez semblable à un petit citron et qui n'est pas désagréable au goust; il ne fait aucun mal mais la racine est un poison très subtil" (Lettres, p. 175)

Les Français commençèrent à confire des tranches de citron dans le miel comme le faisaient les Grecs établis à Marseille; on put ainsi en exporter, sous cette forme, jusque dans les régions nordiques de la France où ne poussait pas le citronnier. C’est donc sous cette forme que les premiers citrons sont entrés au Québec, dans les valises de Champlain, dès les années 1630. Le père Le Jeune raconte d'ailleurs une anecdote intéressante, à cette époque.

"Le sieur de Champlain prenant plaisir à les voir (Autochtones en visite à Québec)  admirer, donna à l'un deux un morceau d'écorce de citron; il en gouste, et commence à s'escrier, ô que cela est bon! Il en départ à ceux qui estoient avec luy, qui furent saisi de la mesme admiration; ils demanderent ce que c'estoit; le sieur de Champlain leur dit en riant, que c'estoit de l'écorce des citrouilles de France; les voilà bien estonnés, et commencent à se dire les uns aux autres, que nos citroüilles sont admirables, la dessus ceux qui n'en avoient point gousté se mettent à la fenestre, et demandent au sieur de Champlain si toutes les Citrouilles estoient mangées, et qu'ils voudroient bien en taster, pour en porter les nouvelles en leur païs."

Les écorces de citron confites étaient consommées en dessert ou en friandise. On en donnait en cadeau à l'occasion du Premier de l'An. En 1663, le supérieur des Jésuites de Québec en donnait une demi-douzaine à chacun des membres de sa communauté. Les Religieuses de l'Hôpital  de Québec en envoyaient deux boites à M. de Saint-Sauveur, en 1647. On utilisait le citron confit pour parfumer des compotes de pommes, de citrouilles ou de framboises sauvages, en été. On en mettait aussi dans des confitures de bleuets ou on en faisait des limonades, en été.

 Au XVIII e siècle, les marchands de Québec vendaient tous des citrons frais dans leurs magasins. En 1733, le marchand Martin Cheron en avait 66 livres dans son magasin. Les livres de recettes amenés de France, au XVIIe et XVIIIe siècles, signalent tous la présence du jus de citron dans les sauces ou les soupes de morue, de maquereau ou les blanquettes de veau ou de porc. On en mettait aussi dans les crèmes sucrées ou les "oeufs au pain", version française du pouding au pain anglais. Le zeste de citron est devenu le parfum essentiel pour les blancs-mangers ou les pains de Savoie qu'on servait dans le temps des Fêtes ou lors des noces. Les religieuses de Québec faisaient toutes des biscuits au citron qu'elles vendaient pour leurs bonnes oeuvres.

Lorsque les Anglais ont conquis le Québec, ils ont continué d’importer du citron, car ils l’aimaient tout autant que les Français. La Gazette de Québec de 1764 annonce, dans ses pages publicitaires, "des citrons frais, du sucre royal, quelques boites de citron confit" (13 sept. p. 3, col. 1). Lorsque les bâteaux à vapeur apparurent, au début du XIXe siècle, on put importer encore plus de citrons frais des Antilles et de la Floride. Les cuisiniers des familles anglaises mettaient du zeste de citron dans leurs syllabubs, leurs poudings au tapioca ou au sagou, dans des gelées préparées avec des os et de la couenne de veau et même dans leurs consommés de boeuf. Ils inventèrent une tartinade exceptionnelle pour accompagner leurs muffins ou leurs scones qu'on appelle du "lemon flip" ou du "lemon curd". Et au XXe siècle, est apparue la fameuse tarte au citron américaine qui trône toujours parmi les desserts préférés de nos contemporains.

Ceux qui veulent limiter les produits importés dans leur cuisine quotidienne, peuvent penser à se planter des limetiers et des citronniers, dans leur serre ou leur salon. Il y a maintenant quelques artisans horticulteurs qui cultivent des agrumes au Québec. Mon second fils en a fait pousser que j'ai pu cuisiner en tarte festive. Par conséquent, le citron est à la veille de devenir un produit québécois comme la tomate ou le poivron le sont devenus.

Je vous donne, cette semaine, 20 recettes mettant en valeur ce liquide acidulé qui chatouille la bouche avec bonheur.

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec.