Cuisine de la Pointe de Gaspé

SES GARDE-MANGER

LA MER 

Depuis la Renaissance, la morue est le poisson par excellence du carême catholique, en Europe, en Amérique et dans les Antilles. Les historiens

Langelier et Dusseault racontaient, en 1884, que la morue n’était pas le seul poisson pêché sur la pointe de Gaspé; on prenait aussi plus de 1 000 tonnes d’aiglefin, de barbue et de merlan, plus de 76 615 tonnes de hareng, 3 tonnes de gaspareaux, 8 437 tonnes de maquereaux, 180 tonnes de sardines, 336 de flétan de l’Atlantique, 479 de saumon, 6 d’alose, 112 d’anguilles, 122 de truite de mer, 15 136 tonnes d’autres poissons divers et 420 534 livres de homard en conserve. Cela vous donne une idée assez précise de ce que l’on mangeait sur les tables gaspésiennes, à l’époque. Curieusement, malgré que la morue était le poisson le plus pêché — 257,653 tonnes par année sur la Pointe de Gaspé seulement —, on le gardait pour le vendre et l’on mangeait, au quotidien, plutôt sa tête avec sa langue et ses bajoues, de même que ses nauves (chair qui enveloppe l’arête principale et son got (estomac). Le reste servait de monnaie d’échange pour se procurer tous les autres biens. C’est pourquoi on avait plus de chance de manger du hareng, du maquereau, du flétan, du gaspareau, etc., en poissons entiers. On exportait aussi du poisson fumé et mariné de telle sorte que ces derniers étaient aussi des collations très fréquentes de fin de soirée. Les jeunes qui étaient allé voir les filles à pied, parfois très loin de chez eux, mangeaient, à leur retour, un morceau de hareng fumé ou mariné, avec du pain et du beurre et une tasse de thé noir, toujours prêt sur le poêle à bois.

La petite histoire du coin nous raconte aussi qu’on faisait, au XIX e siècle, encore la pêche à la baleine, au mois de juillet et d’août. On prenait facilement de la baleine franche ou noire; parce qu’elle nageait très lentement et qu’elle se laissait facilement approcher, on la harponnait avec des goélettes à voiles ou de simples chaloupes à rame qu’on prenait pour pêcher la morue. On la chassait, à Penouille, pour faire fondre son gras, comme les Basques. Et l’on consommait son maigre qui est une viande très rouge comme le bœuf. Mais on ne buvait pas son huile comme le faisaient les Micmacs. — Je rappelle ici que la baleine s’est consommée plusieurs siècles, spécialement les jours maigres. Son gras remplaçait le lard salé et sa viande rouge était permise parce que l’animal vit dans l’eau.

LA FERME

Le climat froid océanique de la Pointe de Gaspé a toujours limité l’agriculture. Malgré tout, les Acadiens y semaient, en 1765, des pommes de terre, des pois pour la soupe et du navet. En 1884, on récoltait, sur la Pointe de Gaspé, 28 742 minots de blé, 46 952 d’orge, 6 609 de seigle, 1 552 de sarrasin, 101 de maïs, 87 551 d’avoine, 423 591 de pommes de terre, 114 561 de navets, 13 493 de petits navets blancs, carottes et panais, et 6 172 minots de haricots. (Un minot pesait en moyenne 27.3 kg)

Il y a donc moyen de survivre avec cette variété de légumes. Les familles gaspésiens de la Pointe ne semaient, au début du XX e siècle, que leurs besoins familiaux : pommes de terre en abondance, oignons, choux, navets, betteraves, radis, laitues, herbes, pois, haricots et carottes. Chaque famille plantait aussi du tabac et avait sa talle de rhubarbe. À la fin du XIX e siècle, cependant, on augmenta le nombre de vaches laitières. La richesse des pâturages contribua à créer un beurre réputé dans la baie de Gaspé. Pellan raconte, en 1914, qu’on y plantait aussi toutes sortes de fruits : « On cultive de très belles pommes au Bassin de Gaspé....Tous les fruits peuvent être cultivés avec succès: les gadelles, les fraises, les framboises, les prunes, etc., et enfin, les pommes.»

Cependant, en 1935, on fit de l’agriculture à grande échelle à Val d’espoir, derrière Percé. Une communauté religieuse de frères enseignants avait décidé d’initier des jeunes à l’agriculture et l’horticulture. C’est là qu’on y planta de grands champs de pois verts qu’on mettait, frais cueillis, sur le train de Montréal et qu’on y commença même à congeler les pois de moins bonne qualité. Le responsable du jardin était le frère Ulric Desroches. Certaines années, l’École d’agriculture produisait 27 000 livres de navets, 18 000 livres de choux, 6 000 livres de carottes et 3 000 livres de betteraves. Le climat plus chaud de l’intérieur des terres permettait même de récolter du maïs, des tomates, du concombre, des fraises et des framboises. On faisait aussi l’élevage de poulet, dinde et  d’’agneau. La culture de l’orge et de l’avoine réussissait aussi très bien. Mais c’est la production de pois verts qui fit la réputation de cette école. En 1959, l’école en exportait 102 tonnes, à Val d’espoir. Que ce village agricole portait bien son nom!

LA FORÊT

Les Gaspésiens ont particulièrement ressenti la crise économique de 1929 à 1945. Heureusement que les gens avaient leur jardin et leur ferme pour survivre. Mais comme on n’avait pas d’argent sonnant, comme il n’y avait pas de travail nulle part, les hommes allaient à la chasse au caribou, à l’orignal et au chevreuil, pour se faire des provisions de viande et vendre les surplus aux gens qui pouvaient s’en payer. Voici comment les gens de Val d’espoir se réchappaient, selon le récit de M. Réal Bujold dans son livre  À fleur de souvenance :

 

«On raconte qu’un hiver en particulier, les finances étaient faibles et les gens craignaient la saison froide qui déjà s’annonçait dure à plusieurs points de vue. Heureusement, cette année-là, les forêts grouillaient de lièvres, et les chasseurs revenaient presque tous les jours avec des prises de plus de dix lièvres, souvent vingt et trente»... «Les familles se nourrissaient donc en premier lieu, de lièvres; lièvre à la sauce de Madame Gagnon, civet garni de patates à la Gélinas, lièvres un jour et toujours»… «Les hommes pouvaient, en second lieu, obtenir quelques dollars grâce à la vente de ces lièvres...À l’époque, on donnait $1.50 la corde de bois vert et $0.20 le lièvre. On finissait toujours par “se remplir” le fond de l’estomac tout en se “serrant la ceinture”! »

SES FONDATEURS

LES MICMACS : Les Micmacs sont les descendants des Abénaquis installés en Nouvelle-Angleterre. Ils ont grimpé progressivement vers le Québec en occupant les provinces maritimes canadiennes. Ils se sont installés dans la Baie-des-Chaleurs jusqu’à Gaspé juste avant l’arrivée des premiers pêcheurs européens, au XVe siècle. Ils ont donc été, avec les Innus de la Côte-Nord, les premiers autochtones de langue algonquienne à commercer avec les pêcheurs français et les chasseurs basques de baleines. Ils ont pratiqué l’agriculture à certains moments de leur histoire, lorsque le climat le permettait. Ils se nourrissaient principalement de coquillages, de poissons de mer, de crustacés, de mammifères marins et de petits fruits sauvages, en été. L’hiver, ils grimpaient dans les Chinooks pour chasser le caribou, l’orignal et le petit gibier à fourrure. Ils se sont métissés avec plusieurs pêcheurs normands qui ont décidé de passer l’hiver en Gaspésie dès le début du XVIIe siècle. La cuisine normande a donc rapidement influencé leur cuisine initiale.

LES FRANÇAIS : Sous le Régime français, la région n’était pratiquement pas habitée de façon permanente pendant l’hiver, sinon par les Micmacs. Cependant, en 1676, Denys de la Ronde établit le premier poste de pêche permanent de la Gaspésie, à cheval sur un territoire appartenant à son oncle Nicolas Denys, situé entre la baie de Gaspé et l’anse de Percé. C’est surtout vers 1730 que des pêcheurs s’installent à Port-Daniel, Pabos et Grande-Rivière, dans la seigneurie achetée par la famille Lefebvre de Bellefeuille. En 1750, plus de 200 pêcheurs d’origine bretonne, normande et basque habitent les lieux en permanence. L’historien David Lee raconte qu’un certain Arbour cultive du blé, du sarrasin et un jardin de légumes à Cap-des-Rosiers, en 1744. Mais lorsque en 1758, les soldats de Wolfe brulent ces villages, la plupart repartent pour la France. Quelques personnes, cependant, comme les Lefebvre, vont trouver les Acadiens qui sont allé se cacher à Ristigouche, et d’autres comme les Arbour, les Aubut, les Morin, se cachent, en forêt, sur place pour revenir plus tard.

Après la conquête anglaise, ceux qui se sont installés sur la Pointe de Gaspé étaient des pêcheurs dans leur région d’origine et ils ont amené leur cuisine avec eux, c’est certain. Je voudrais citer ici en premier lieu les Normands, cousins propres des Jersiais et de plusieurs Québécois du Bas-Du-Fleuve et de Charlevoix. Un certain nombre d’entre eux n’étaient pas retournés en France lors de la Conquête de 1760. En 1761,  de Saint-Georges-de-la-Malbaie à Paspébiac, on comptait 17 familles normandes dont plusieurs s’étaient métissées avec les Micmacs de la Restigouche.

Au XIX e siècle, plusieurs pêcheurs français de la Normandie, de la Bretagne, de la Gascogne et du Pays basque s’établissent à Port-Daniel ou ouvrent  un nouveau village comme l’Anse-aux-Gascons. Ila amènent de nouveaux produits en Gaspésie comme les tomates, les poivrons et les piments forts ou d’Espelette.

LES ACADIENS :

Sous le régime anglais établi officiellement en 1763, on veut poursuivre la pêche. C’est pourquoi, en 1765, le gouverneur Haldimand, d’origine suisse et parfaitement bilingue, décide d’engager des Acadiens installés à l’ile du Prince-Édouard, pour travailler à sa seigneurie de Pabos, sur le site actuel de Chandler. Avec le temps, d’autres Acadiens viennent les rejoindre. C’est son homme de main, Caleb Stilson, qui s’occupe d’organiser les Acadiens; il amène des scies pour construire un moulin, bâtir des maisons et des chaloupes. L’été, les Acadiens vivent et travaillent sur le banc de sable et l’hiver, ils vivent dans leurs maisons à l’embouchure de la rivière, en buchant du bois et en réparant leurs agrès de pêche. L’été, les femmes et les enfants s’occupent du jardin pendant que les hommes vont pêcher. Ils s’établissent  et fraternisent  avec les quelques Français (Arbour, Morin, Aubut et Chicoine) demeurés à Grande-Rivière, Pabos et Port-Daniel, après l’incendie de leur demeure par les Anglais, en 1758. Ils vont y pratiquer la pêche avec eux pour le compte du nouveau maitre de la seigneurie de Pabos. En 1774, un homme d’affaires de l’Île Jersey, Charles Robin, ramène au Québec 81 Acadiens retournés en France après leur déportation. Plusieurs Acadiens réfugiés à Restigouche en 1760, vont quitter cet endroit pour aller trouver leurs compatriotes qui viennent de s’établir à la Pointe-de-Gaspé. En 1777, les Acadiens sont à Port-Daniel, l’Anse-aux-Gascons, Newport, Pabos, Grande-Rivière et Percé. Ils s’appellent Allain, Allard, Arsenault, Bernard, Bourque, Bujold, Cyr, Dugas, Landry, Leblanc, Poirier, etc. Chaque famille se construit un patrimoine qui lui est garanti, en 1796. Après cette date, d’autres Acadiens s’installent à Rivière-au-Renard pour faire la pêche. Celle-ci prend de plus en plus de place dans leur vie, beaucoup plus que lorsqu’ils habitaient l’Acadie où ils étaient avant tout, des agriculteurs.

Voici, entre autres, quelques plats principaux de poisson d’origine acadienne : la bouillotte où l’on ajoute des pommes de terre entières pelées au bouillon de cuisson de la morue ou du flétan atlantique; la morue bouillie qu’on mange avec son got, soit l’estomac de la morue qu’on nettoie et farcit de pain, du foie de la morue haché et de cives salées (herbes salées) puis qu’on coud avec du fil avant de le mettre à bouillir avec la morue; la morue farcie au pain, oignons rôtis et sarriette qu’on enrobe de grillades de lard salé et qu’on arrose de lait ou de crème en fin de cuisson; la morue salée bouillie qu’on sert toujours soit avec beaucoup d’oignon rôti ou soit une sauce à l’oignon et des pommes de terre bouillies; le hareng salé aux petites patates germoulées qu’on dessale dans l’eau froide toute la nuit puis qu’on fait cuire à la vapeur sur une assiette déposée sur des patates germoulées recouvertes d’eau salée (petites pommes de terre ou gorlots dont on enlève seulement les deux extrémités sans peler le reste) — celles-ci sont parfois remplacées, dans certaines familles, par des patates bleues ou noires. —; le pâté de maquereau qui est un mélange de tronçons de maquereau rôtis au beurre avec une fricassée de pommes de terre à la sarriette qu’on met entre deux abaisses de pâte brisée; le pâté ou le pot-en-pot aux coques, à l’éperlan ou à l’anguille. On se réfèrera à la liste des recettes de mon 2e volume pour plus de recettes acadiennes.

LES CANADIENS-FRANÇAIS

Les Canayens commencèrent à venir pêcher, l’été, sur la Côte de Gaspé et certains s’aventurèrent jusque sur la Pointe de Gaspé, à partir de 1775. Ils étaient jeunes et célibataires et n’avaient pas grand avenir sur la Côte-du-Sud ou dans Charlevoix. C’est que les terres faciles à cultiver se faisaient de plus en plus rares à Montmagny, Bellechasse, Cap-Saint-Ignace, l’Islet, Kamouraska, La Malbaie et Baie-Saint-Paul. La rencontre de gentilles Acadiennes ou Loyalistes les incitèrent de plus en plus à venir s’installer à Percé, Cape Cove, Pabos et Grande-Rivière. Ils étaient déjà installés à Rivière-au-Renard, en 1836. En 1854, ils étaient présents à Douglastown, Percé, Rivière-la-Madeleine, Grande-Vallée et Cloridorme. Mais en 1880, ils étaient nettement majoritaires dans la plupart des villages de la Pointe. En 1962, près de 80% de la population se disait d’origine canadienne-française ou acadienne. Leur cuisine du poisson et des produits fermiers est fortement influencée par la cuisine normande, rochelaise, bretonne et parisienne, tout comme leurs ancêtres de Charlevoix et de la Côte-du-Sud.

LES ANGLAIS

Après la conquête, quelques soldats démobilisés s’installent sur la Pointe de Gaspé, comme Félix O’Hara, Richard Ascah et John Patterson. De plus, quelques pêcheurs de la Nouvelle-Angleterre qui venaient pêcher dans la région, chaque été, ont choisi, pour plus de commodité, de s’y installer. Ils s’appellent Annet, Ascah, Baker, Boyle, Coffin, Miller, Patterson, etc. Lorsque 158 Britanniques choisissent de s’installer sur la Pointe de Gaspé au début du XIX e siècle, particulièrement dans la baie de Pabos, plusieurs Anglais font partie du groupe; ils s’appellent James Hunt, William Lake, John Thornburn et James Wall. Leurs descendants ont conservé la cuisine typiquement anglaise : ils sont restés fidèles à leurs fameux fish and chips faits avec la morue, la plie, le requin et aujourd’hui, la perche ou le sébaste. De plus, ils ont partagé les mêmes sauces que les Québécois francophones pour accompagner leur poisson : soit la sauce aux œufs et la sauce au pain qui datent du temps des Normands, donc du Moyen Âge. Comme les francophones, ils servent la sauce aux œufs avec le saumon et la truite de mer et la sauce au pain avec les poissons gras à chair foncée comme l’anguille. Cependant, les francophones limitent cette sauce à l’anguille alors que les Anglais l’utilisent aussi pour le maquereau, le hareng et les sardines.

LES IRLANDAIS

Les Irlandais catholiques s’installent avec les Acadiens à Chandler, particulièrement lorsque leur compatriote O’Hara achète la seigneurie locale, en 1796. Plusieurs sont nés au Québec ou en Nouvelle-Angleterre. Ils s’appellent Cody, Ellen, Garret, Hayes, Jones, Mathiew, McRae, Murphy et Twyman. Ce lieu est à la fois favorable à l’agriculture et à la pêche. C’est pourquoi certaines familles irlandaises, ayant passé par le Nouveau-Brunswick, vont venir y faire la culture de la pomme de terre à grande échelle, en 1822, pour fournir les pêcheurs qui n’ont pas le temps et l’intérêt de s’occuper de cela. Ces derniers vivent pauvrement dans des maisons de bois de charpente ou dans des camps en bois rond. Peu à peu, des Irlandais d’outre-mer viennent les rejoindre : ils sont pêcheurs, agriculteurs, menuisiers et même serviteurs. Ils s’appellent  Baldwin, John Castigain, Daniel Cox, Nicolas Doyle, Patrick Hamilton, John Hunly,  William McGrath, Patrick McKenny, John Myles, Twyman, James Wall, Martin Wall et Nicolas Walsh. D’autres Irlandais s’ajoutent à Douglastown, puis à Rivière-au-Renard, Newport et Port-Daniel. Ce sont les Fitzpatrick, MacDonald, MacWhirter, McColm, O’Brien et O’Connell.

Retenons, comme les Acadiens, leurs plats de poisson. Ils nous ont laissé leur Scallop Pie qui est un plat qui fait alterner des couches de pommes de terre et de viande ou de poisson, d’herbes et d’oignon, coupées en lamelles ou en escalopes; —Dans ma famille, on traduisait ce mot par patates en carriole et j’ai aussi rencontré patates en escaroles; mais il s’agit d’une variante dialectale de l’ancien-français escale (écale). — Leur coddle est un plat semblable qui fait alterner plusieurs couches de légumes, de pommes de terre, de viande ou de poisson qui cuit longtemps au four. —On connaît la célèbre casserole 7 rangs, originaire de Dublin,  à base de 6 légumes différents et de saucisses, d’où l’appellation. Mais en Gaspésie, on fait aussi le plat avec les poissons locaux.

LES ÉCOSSAIS

Ils sont amenés par leur compatriote William Cuthbert de New-Richmond  et joignent les autres résidents de Port-Daniel, Pointe-Saint-Pierre au nord de la Malbaie, et Gaspé. Ce sont les Fraser, Ross, Kerr, Campbell et Cameron. Plusieurs cependant viennent directement de l’Écosse pour s’établir à Pabos et à Chandler : il s’agit de Flora Burton, Robert Dunn, un certain England, un Kerr, un McInnis, un McNeil, Owen Murray et un certain Sutton. Les Écossais qui adoptent la Gaspésie nous amènent leurs spécialités culinaires comme l’habitude de paner les filets de poisson avec du gruau ou de la farine d’avoine au lieu de la chapelure comme les Anglais. Leur goût pour l’aiglefin fumé les amène à fumer des filets de morue pour les manger aussi avec une sauce au fromage cheddar. Le pouding au pain au poisson fumé nous vient d’eux; ils le servent aussi avec une sauce au cheddar et aujourd’hui, avec du Cheeze Wheez fondu au micro-ondes. Les crappit heads (têtes de morue farcies au gruau et aux foies de morue), et les nombreux plats faits avec le saumon de Gaspé pris dans les rivières York et Dartmouth rappellent l’Écosse natale. Quelques exemples : le tweed kettle (hachis de pommes de terre au saumon), le poached salmon with cucumber sauce (saumon poché servi froid avec une mayonnaise au concombre), le saumon fumé servi dans les scrambled eggs (œufs brouillés) ou le rumblethetumps (purée de pommes de terre au chou semblable au Colcannon irlandais) et les beignets de saumon servi avec des frites et de la mayonnaise à la moutarde.

LES LOYALISTES (AMÉRICAINS)

Les Loyalistes arrivent d’abord à Paspébiac avant de venir s’installer dans la Baie de Gaspé en 1784, à Wakeham, York Centre, Douglastown, Haldimand, et Sandy Beach. Quelques-uns choisissent d’habiter plutôt Port-Daniel et Newport où vivent des Acadiens depuis quelques années et le reste demeure dans la Baie-des-Chaleurs. Ils sont 384 personnes au total et arrivent de l’État de New-York. On se rappellera qu’ils fuient les États-Unis pour rester fidèles  à l’Angleterre : ce sont donc nos premiers réfugiés politiques. Ils s’appellent Adams, Bebee, Caldwell, Doddridge, Hamilton, Mann, Munroe, Pritchard, Willet, etc. Malgré un esprit conservateur certain, ils amènent avec eux une cuisine britannique déjà très modifiée par leurs contacts avec les Iroquois de leur premier pays d’adoption. Le maïs , les courges, la citrouille et les haricots font largement partie désormais de leur cuisine.

Les Loyalistes nous ont donné les fameux Sea Pie que nous avons traduit de multiples façons par Cipaille, Six-Pâtes, etc. Je voudrais m’attarder ici seulement à celui qu’on fait avec du poisson, en particulier le poisson salé comme la morue, le flétan du Groenland appelé communément turbot, le hareng et autrefois, le saumon. À l’origine, soit en Angleterre, les Sea Pie étaient faits avec plusieurs sortes de poissons coupés en escalopes et déposés en alternance avec des assaisonnements, de la muscade et de la farine puis comblé d’eau à égalité, le tout entouré d’une pâte brisée solide ou déposé dans un gros pain rond vidé, comme au temps des Romains. Plus tard, en Nouvelle-Angleterre, on se met à remplacer la farine par des lamelles ou des dés de pommes de terre. Et voilà d’ou vient le plat que nous connaissons et qui est encore très populaire en Gaspésie. Une autre recette qui nous vient des Anglais est la boule ou boulette de poisson appelée fish cake en anglais. Les restes de poisson sont mélangés à de la purée de pommes de terre, façonnés en galettes ou boulettes et poêlés dans le saindoux le lendemain matin au déjeuner. Aujourd’hui, on les sert à tout moment et assez souvent, on les fait cuire en grande friture dans l’huile végétale.

LES JERSIAIS

Les Jersiais qui s’appellent eux-mêmes plutôt Jèrriès sont nombreux à s’être établis en Gaspésie, particulièrement  tout autour de la Pointe Forillon, au nord de la baie de Gaspé, où se trouve le Parc national Forillon, aujourd’hui. Leurs lieux d’établissement sont Jersey Cove, Cap-des-Rosiers, Cap-aux-Os, Grande-Grave qui a été un port de pêche important autrefois, puis l’Anse-Saint-George, Mal Bay, Percé, et plus au sud, l’Anse-aux-Gascons. C’est leur compatriote Charles Robin, qui commence à en faire venir 150 en Gaspésie, à partir de l’été 1846. Ils s’appellent Le Boutillier, Le Gros, Le Moignan, Fauvel, Le Couteur, Le Marquand, Collas, Le Scelleur, Le Mesurier, etc. Tous des noms bien français, comme vous le constatez. D’origine normande, ils parlaient jusqu’aux années 60, un dialecte français relativement compréhensible pour les Québécois francophones, eux aussi, en bonne partie, d’origine normande. Ils étaient assez souvent associés à quelques-uns de leurs compatriotes, comme les Robin ou Le Boutiller, propriétaires de bateaux et acheteurs de morue salée ou séchée pour l’exportation. Ces derniers exerçaient un contrôle évident sur toute la population et n’étaient pas très aimés des Acadiens et des Canayens qui les traitaient de «Zarzais»! Le fait qu’ils étaient protestants depuis les guerres de religion les rapprochait de la communauté anglophone. De plus, ils étaient des citoyens anglais depuis 400 ans malgré leur langue française. Ce qui fait qu’avec le temps, beaucoup de leurs descendants s’identifièrent politiquement davantage aux Britanniques qu’aux Français. Cependant, leur cuisine est tout à fait normande. C’est eux qui ont le plus longtemps gardé, en Angleterre, cet héritage datant de l’an 1 000. En Gaspésie, ils sont particulièrement présents sur la Pointe et dans la Baie-des-Chaleurs. De là, ils ont aussi émigré vers 1850 sur la Côte-Nord et même dans Charlevoix, puis au Saguenay.

Le plat le plus connu de leur cuisine est le chowder. Je ne veux pas ici relancer le débat sur l’origine de ce plat mais seulement répéter l’origine de ce mot qui vient de la prononciation normande de chaudière, «tchauder», qui se dit encore «tchaudrée», en Normandie profonde. À l’origine, le plat était toujours constitué de poisson bouilli en morceaux ou tronçons avec de l’oignon et du lard salé, auquel on ajoutait du pain rassis égrainé à la main et du lait en fin de cuisson. Les Jersiais de la Pointe de Gaspé remplacèrent ce pain rassis par des biscuits soda, au début du XX e siècle. Les Loyalistes ajoutèrent les dés de pommes de terre, et parfois, les carottes et le céleri. D’où l’impression qu’on a que ce plat vient de la Nouvelle-Angleterre comme, d’ailleurs, on nous le fait croire très souvent, là-bas. C’est l’histoire des fèves au lard qui se répète ici! Les Jersiais faisaient jusque dans les années 50, un pâté de petits poissons à la crème et de l’oignon en rondelles qui s’appelle un pâté d’baînis en jersiais. Le mot baînis est la prononciation jersiaise de benny, mot anglais qui désigne lançon. Les lançons étaient beaucoup pêchés en Gaspésie et servaient de boëtte pour la morue. Les Jersiais étaient pratiquement les seuls à les manger. Ces petits poissons effilés comme une anguille et qui s’enfouissent dans le sable ont un goût semblable à l’éperlan. C’est étrange d’ailleurs que le pâté d’éperlans à la crème de Charlevoix soit la réplique exacte de ce plat, surtout quand on sait que plusieurs Jersiais se sont établis à La Malbaie. Voici quelques plats de poisson nommés en jersiais et qui appartiennent à leur patrimoine : la fameuse soupe d’andgulle encore bien populaire à Port Daniel —les Jersiais en ont des dizaines de versions dont plusieurs ajoutent à l’anguille de base, du chou, des pois verts, de la laitue, du poireau, toujours du lait et même des pétales jaune orange de soucis (calendules); le pâté d’andgule qui est un pâté en pâte brisée cachant un mélange d’anguille bouillie, œufs durs, oignons rôtis et crème; le maqu’sé piclié qui est une très vieille recette de la côte ouest française qui consiste ici à faire mariner du maquereau dans du vinaigre avec de l’oignon et des carottes, puis de le faire légèrement cuire au four dans sa marinade; on le consomme froid ou chaud avec des pommes de terre ou du pain; tchi bouan fricot (le bon fricot) qui est le petit cousin du fricot acadien au maquereau auquel on ajoute des haricots verts ou des petits pois; et finalement le paté d’héthans qui rassemble pommes de terre en dés, oignon et  hareng frais en filets entre deux abaisses de pâte brisée. Comme les Anglo-Normands sont bilingues, ils occupent souvent des postes clés dans le commerce du poisson, dans l’Est du Québec. Au recensement de 1881, 180 personnes étaient nées dans les iles anglo-normandes. Leur cuisine est semblable à celle des Anglais et des Canadiens français, avec une forte marque normande où les produits laitiers jouent un grand rôle, avec les poissons et les fruits de mer.

Conclusion :

La cuisine de la Pointe de Gaspé possède l’un des patrimoines régionaux les plus riches du Québec. À nous de le mettre davantage au menu.