La cuisine des Cris
On lira, dans ce site, les articles sur les régions du Nord-Ouest du Québec et de la Baie James pour mieux saisir le pays des Cris. En effet, cette région est aujourd’hui le domaine des Cris. Mais dans les faits, cette nation est comme la nation québécoise dans son ensemble, composée de plusieurs peuples autrefois distincts et considérés différents des Cris. Comme je l’ai dit dans le texte sur le Nord-Ouest-du-Québec, la région a été colonisée par l’homme, il y a 6 000 ans du côté de Caniapiscau, et il y a 4 000 ans du côté de la Baie James. Et curieusement, les outils de chasse retrouvés dans les fouilles archéologiques appartiennent à la tradition Plano plutôt qu’à la tradition Clovis, beaucoup plus répandue ailleurs, en Amérique. La tradition Plano est celle que l’on rencontre surtout sur la Côte-Nord et en Gaspésie. Les anthropologues pensent que ces gens auraient finalement été assimilés par les Archaïques du Bouclier Canadien, avant l’arrivée des Algonquiens dans la région. Ce peuple, venu de la région au nord du lac Ontario, parlaient l’une des principales langues autochtones du pays, l’algonquien. Cette langue évolua et s’éloigna de la langue mère au contact des tribus appartenant aux Archaïques du Bouclier Canadien qui fréquentaient cette région. La langue crie est aujourd’hui parlée par toutes les communautés autochtones de la Baie-James et du Nord-Ouest-du-Québec, même si chaque village a ses expressions propres. Je parle ici de Mistissini, situé au sud du lac Mistassini, de Matagami, d’Oujé-Bougoumou, de Waswanipi, de Nemiscau ou Nemaska, sans oublier les communautés de la Baie James : Whapmagoostui, Chisabibi, Wemindji, Eastman et Waskaganish.
Le père Laure raconte en 1672, que les Mistassins ont peu de castor chez eux mais que par contre, ils ont beaucoup de caribous. Et le premier journal tenu par le gérant du Poste de traite d’Eastman, en 1737, parle aussi de la présence importante du caribou dans la région. Il raconte que l’ours noir est aussi apprécié des Amérindiens. Mais c’est le caribou des bois qui fait vraiment partie de la culture des Cris et non l’orignal. Ce caribou se tenait justement dans la région dont nous parlons; il n’allait jamais dans les basses terres de la Baie James. Les Cris devaient toujours venir le chasser sur les plateaux de l’intérieur, à au moins 250 Km de la rive de la baie James. C’est pourquoi les Cris de la mer fondaient leur régime alimentaire davantage sur les oiseaux et le poisson alors que les Cris des terres se nourrissaient surtout de caribou, excepté dans le sud de la région où le poisson prenait énormément de place. Une étude faite sur les journaux des postes de traite de la région par Toby Morantz dans Recherches amérindiennes au Québec, parle du moment où l’on apportait le plus de caribou au comptoir de traite : cela est bien révélateur. À Nemiscau, on apportait du caribou du mois d’octobre au mois de mai, mais on en apportait plus au mois de mars et avril. À Neoskwesko, c’était la même observation. Par contre à Waswanipi, on n’apportait jamais de caribou; on le remplaçait par du lièvre, du poisson et du castor. C’est à Mistassini que le caribou était toujours présent, du mois d’octobre au mois de mai.
Alors que les autres nations algonquiennes se faisaient surtout des provisions de poisson séché et fumé, l’automne, les Cris de l’intérieur se faisait sécher et fumer du caribou. On en mettait geler dans l’eau aussi, puis on le mettait dans des caches pour l’hiver. Lorsqu’on tuait le caribou, on mangeait la moelle crue et l’on cassait les os pour se faire du bouillon que l’on buvait comme boisson chaude pendant la journée ou après les repas. De plus, on faisait fondre la graisse qui se trouve sur le dos de l’animal et on la conservait dans des plats d’écorce pour l’hiver. Mais la première chose que les Cris faisaient après avoir abattu l’animal, était de creuser un trou dans son ventre pour aller chercher le contenu à moitié digéré des lichens consommés par l’animal. Selon Clouston qui rapporte ces informations, l’abattage d’un caribou mâle permettait de nourrir au moins 31 personnes dans un repas. Lorsque ça faisait longtemps qu’on n’avait pas tué de caribou, on faisait une fête (un mukushan) à laquelle on conviait ses voisins par des signaux de fumée. À cette occasion, il fallait manger l’animal au complet, comme on l’a raconté dans notre premier volume. Selon Pierre Turgeon qui a écrit un livre sur la région, La Radissonie, « il était essentiel de tout manger, de tout utiliser de l’animal, car la présence d’une carcasse en décomposition sur le sol provoquait la colère de l’esprit à qui appartient la bête. Cet esprit, chaque été, conduisait le troupeau vers la toundra à l’ouest du lac Caniapiscau; c’est lui aussi qui le guidait, en hiver, vers le sommet d’une montagne pour le mettre à l’abri des chasseurs. Or, si les Amérindiens irritaient cet esprit, il écarterait le caribou de leur territoire de façon à les faire mourir de faim. La persistance jusqu’à aujourd’hui de ces croyances religieuses explique peut-être pourquoi les Cris se scandalisent tellement de voir des chasseurs blancs abandonner sur le bord de la route les dépouilles des animaux qu’ils viennent de tuer.»
Parmi les trois viandes les plus appréciées des Cris de l’intérieur, on trouvait par ordre décroissant, le caribou, le castor puis l’ours noir. Mais le poisson ne donnait pas sa place non plus. La preuve, c’est que lorsque les Cris ont négocié l’Entente de la Baie James en 1975, ils ont demandé l’exclusivité de la pêche au corégone, sur leur territoire. Évidemment, avec l’arrivée des Euro-québécois dans le territoire, l’alimentation crie s’est enrichie de nombreux produits, de nouveaux instruments de cuisson et de nouvelles recettes. À titre d’exemple, je vous donne un extrait du journal personnel du père Guinard, missionnaire oblat, qui témoigne de l’entrée de la cuisine européenne dans les mœurs alimentaires cries.
«Le lendemain de l’arrivée des canots, le commis (du Poste de traite) servait un repas en plein air et organisait une fête pour tous. Sur le sol, on étendait une grande toile sur laquelle on mettait des gros morceaux de pain aux raisins cuits dans la graisse. Le menu se résumait à ce seul aliment, accompagné de thé et de sucre. Tous les participants mangeaient assis sur leurs talons. Les hommes, incluant le commis, le missionnaire et les serviteurs, mangeaient d’abord. Les femmes et les enfants participaient à la seconde tablée. Au coucher du soleil, la danse commençait. La fête se poursuivait tard dans la nuit et nul n’échappait à ce bruyant concert de tambour, de violon, de frottements des pieds sur le plancher branlant d’un quelconque hangar, de chansons plaintives et d’aboiements de chiens. C’était ainsi tous les soirs. »
Voici un inventaire de la cuisine crie traditionnelle et contemporaine :
Les spécialités du déjeuner
Bannique aux atocas
Bannique aux bleuets
Bannique aux noisettes
Crêpes à la farine de blé, de quenouille et de maïs
Gelée de petites poires
Œufs sauvages brouillés (â pichiskihiginouch)
Omelette d’œufs sauvages (wapoukek)
Les entrées, collations et petits repas
Bacon bouilli, refroidi et mangé froid avec bannique
Bannique aux bleuets avec beurre et café
Bannique enrobée d'écorce de bouleau, cuite dans la cendre
Beignets de bannique au caviar d’esturgeon jaune ou de truite
Beignets de fleurs de pissenlits avec mayonnaise
Biscuits chauds aux œufs de carpe (meunier) (Wakountekelep)
Boule de bannique cuite dans le sable brûlant avec du beurre
Boulettes de corégone ou de brochet aux bleuets ou camarines
Canapés de bannique à la bécassine en charpies aux oignons crus
Canapés de bannique au caviar d’esturgeon jaune
Canapés de bannique aux écrevisses et bacon
Caribou fumé (kwapiswaganout wiyas)
Carpe fumée (meunier rouge ou noir)
Corégone séchée et fumée
Écrevisses bouillies avec bannique et beurre
Esturgeon jaune fumé
Grosse crêpe de bannique aux œufs de brochet
Gruau au sang de caribou séché servi froid à la cuiller
Namastak (Corégone ou esturgeon séché au soleil)
Œufs d'esturgeon jaune poêlés, servis sur une tranche de pain
Œufs de brochet aux œufs brouillés
Œufs de carpe rouge ou noire (meunier) poêlés au beurre
Œufs ou laitances de truite mouchetée poêlés, servis avec une poignée de merises
Oie blanche ou outarde séchée (piyaso namastak)
Pain aux raisins frit dans le beurre servi avec du thé noir sucré
Pemmican de caribou aux bleuets ou baies d’amélanchier séchées
Pemmican de corégone fumée mélangée à du lard salé haché
Pemmican de corégone séché aux merises (cerises de Virginie)
Poêlonnée de pissenlits au lard salé et au vinaigre (kâ asâwâsh nîpîsh)
Riz au sang de caribou séché servi froid en carré
Salade (miskochou) aux herbes sauvages (sacha anhtawchitmîstik)
Salade de chair de brochet aux bleuets (îyiminch okowâw)
Sandwich aux tranches de roast beef froides à la moutarde sauvage ou au raifort
Sandwich au saumon et mayonnaise
Saumon poché servi froid avec mayonnaise
Truite arc-en-ciel d’élevage fumée à froid
Truite mouchetée fumée à chaud à l’amérindienne
Les soupes
Bisque de corégone de Mme Iserhoff
Bouillon ou consommé de caribou (Mouskomi)
Crème de corégone (athikamek) et crabe (kâkiôkô) en charpies
Crème de graines de nénuphar (séchées, broyées en farine avec bouillon de perdrix)
Soupe à l'orge aux os de caribou (Bâlé nabwi)
Soupe à la viande (avec ou sans pommes de terre ou légumes) (Wiyas âbwi)
Soupe au riz (avec bouillon de volaille ou de gibier) (Wâpiyomin abwi)
Soupe au ri et homard en conserve (ashâchâ)
Soupe aux pois (yichimi nabwi)
Soupe de chabot de mer aux macaronis et tomates
Soupe de légumes au brochet (chinôshâw nabwi)
Soupe de lichen au poisson ou œufs de poisson (wagu nabwi)
Soupe de poisson crie au chaboisseau ou carpe rouge au riz (namâsh âbwi)
Soupe de poissons (mélangés ou unique) (Namâsh âbwi)
Soupe de rhizomes de quenouilles au riz
Soupe de riz à la carpe (meunier rouge ou noir)
Les plats principaux de la forêt
Les poissons
Anguille (chinôsit namâs) rôtie à la graisse de lard salé et oignons
Beignets de lotte (loche) avec frites (sasaschikwâw miyakotou)
Bouilli de carpe au lard salé avec pommes de terre
Braisé d'esturgeon jaune aux légumes au four
Brochet enrobé de glaise cuit dans la braise
Corégone enrobé de glaise cuit dans la braise
Corégone rôti entier au four avec lard salé et oignons (pihtapiskohwaw atihkamek)
Crêpe d’été au corégone
Crêpe d’hiver au brochet
Crêpes de brochet aux merises
Darnes de touladi servi avec de l'oxyrie de montagne passée au beurre
Doré enrobé de glaise cuit dans la braise
Esturgeon jaune cuit directement sur la braise à la manière crie
Filets de doré poêlé à la graisse de lard salé
Filets d’omble moulac farinés et assaisonnés, poêlés au beurre et servis avec des tortillons de bannique cuite autour d’un bâton vert sur la braise
Filets de touladi enrobés de Shake and Bake, poêlés dans beaucoup de beurre et servi avec des frites, le tout cuit sur un feu de camp
Fricassée de pommes de terre au poisson séché trempé toute la nuit auparavant
Gibelotte de poissons de mer (winipakouhch namashich âbwi)
Loche ou lotte en papier d’aluminium au four avec sachet de soupe (pihtapiskowaw miyakotou)
Poisson séché une journée à l'air et cuit à la corde sur la braise
Ragoût de doré aux rhizomes de quenouilles
Ragoût de lotte au lard salé
Touladi rôti au four au bacon servi avec une salade chaude de pissenlits
Truite rouge (sosasou) et bannique grillées sur la braise avec bâton piquant
Les oiseaux
Barbecue de canard
Bouilli de cygne (wapisou) ou de goéland (chiyask)
Bouilli de plongeon (huart) aux grands-pères
Crêpes aux petits oiseaux blancs (bruants des neiges)
Fèves au lard au canard ou à la perdrix blanche (payok binsich)
Huard (plongeon) bouilli doucement avec grands-pères
Lagopèdes (perdrix blanches) rôtis à la broche (akîchî wapiya wiyas)
Œufs sauvages d’eider, de goéland, etc (waw) durs ou à la coque
Oie blanche (wawa-wiyas) ou outarde (nisk-wiyas) rôtie à la broche (sikipwagen)
Oie blanche (wawa-wiyas ou outarde (nisk-wiyas) rôtie à la corde sur la braise dans un mishuap (tente de cuisson crie)
Outarde farcie au pain, oignon et muscade et rôtie au four
Outarde rôtie à la corde
Perdrix à la Metawishish du lac Mistassini (perdrix sautées au lard salé avec oignons, recouvertes d'eau, sel et poivre, le tout épaissi au gruau d'avoine)
Perdrix au chou et aux gros oignons avec lard salé et cognac
Ragout de canard (shîship) ou de perdrix (piyâw) avec bannique dessus au four
Ragoût d'outarde aux grands-pères
Rosbif de poitrine d’outarde au four à la moutarde sèche
Tourterelles (omomo) rôties sur la braise avec un bâton piquant
Le gibier
Boudin de caribou aux herbes (Autrefois fait avec du sang et du lichen digéré à moitié)
Bouilli de castor
Bouilli de porc-épic avec des grillades de peau de porc-épic, rôties croustillantes sur la braise
Bouilli de tétras des savanes (mistokoyâw) aux légumes
Caribou séché en lanières
Castor bouilli avec grands-pères
Castor cuit à la corde au-dessus du feu de la tente
Cipaille au lièvre, perdrix, ours, orignal, castor, lynx, écureuil aux herbes et aux épices
Foie de caribou poêlé au beurre et servi avec une poignée de bleuets et de la bannique
Foie de caribou poêlé dans la graisse de lard salé
Hamburger d’ orignal ou de caribou avec frites (kâ pâstach pâtats)
Mijoté de caribou en dés
Moelle de caribou poêlée au beurre
Pâté à la viande d’orignal ou de caribou (wiyas paï)
Porc-épic dans le fourneau
Ragoût de caribou en petits dés (Pastenomitchew)
Ragoût de castor et de lard salé en petits dés
Ragoût de lièvre arctique en petits dés aux carrés de pâte
Riz ou gruau au sang de caribou séché
Riz sauvage à la moutarde avec pissenlits ou épinards au lard salé
Rosbif de caribou (mistous atik wiyas)
Rôti de caribou (atik wiyas)
Rôti de fesse d'ours au four
Rôti de fesse d'ours noir (macha wiyas) à la corde, sur la braise
Spaghetti à la viande d’orignal ou de caribou (ka chinapâkishich)
Steak d'ours noir (kâ otamihiginouch macha wiyas)
Steak de caribou (kâ otamihiginouch atik wiyas)
Tranches de caribou en alternance avec rondelles d'oignon et bacon cuites doucement au four et servies avec de la bannique ou du pain
Viande sauvage grillée à la broche sur la braise (sikipwan)
Les desserts
Bannique aux noisettes (pakan âyikonâw)
Bannique aux raisins secs (shominshich âyikonâw)
Bannique frite dans l'huile (Tekelep)
Bannique sucrée (genre galette blanche) servie avec minabun (confiture de fruits sauvages), caramel ou mélasse
Beignes (donutsich)
Compote (djam) aux bleuets ( îyiminch) et framboises (ayoskinch)
Galettes blanches (ayihkonashich) avec de la confiture de petits fruits sauvages
Gâteau chaud aux framboises sauvages (ayoskinch pûding)
Grands-pères aux petits fruits rouges (kamihk wâkwâw mînsh dumplin)
Pain levé (piswa ayikonaw) avec caramel, sirop d’érable ou mélasse
Pâte de bleuets (bleuets bouillis très longtemps et refroidis)
Pouding aux bleuets (iyiminch pûding)
Pouding aux groseilles sauvages (shabomin pûding)
Tarte aux framboises noires (ishimin paï)
Tarte aux petites fraises (otahiminch paï)
Tarte aux petits fruits mélangés (mînsh paï)
Tarte aux raisins, (shominshich), aux dattes (ditsich) ou aux figues (miummish) paï.
La cuisine familiale crie s'enrichit encore plus avec la diffusion par la télé et les médias sociaux de nouvelles recettes québécoises et internationales. Les travailleurs cris à la construction de barrages hydroélectriques ont goûté à la cuisine classique des chefs des grandes cafétérias des campements. Et ils l'ont introduite partiellement dans leur famille. La pizza et les petits gâteaux Vachon sont aujourd'hui largement consommés dans les villages de la Baie James.