Les problématiques de la cuisine patrimoniale

Je fais la promotion de la cuisine patrimoniale du Québec. Cela veut dire que mon plus grand désir est de cuisiner des recettes qui appartiennent à notre patrimoine culturel et à notre patrimoine naturel. Notre patrimoine culturel comprend des recettes léguées par nos grands-mères et nos grands-pères français, britanniques, inuit, autochtones de langue algonquienne ou de langue iroquoïenne, et de plus en plus celui de nos grands-mères ou grands-pères chinois, polonais, italiens, juifs, grecs, portugais, haïtiens, vietnamiens, libanais ou sénégalais. Notre patrimoine naturel se compose de centaines d’aliments naturels issus des mers Arctique et Atlantique qui nous entourent, de la toundra, de la taïga, de la forêt boréale, de la forêt mixte, de nos érablières et de nos prairies cultivées ou en friche.

Mais ce désir est pratiquement impossible à réaliser aujourd’hui sans faire plusieurs efforts considérables. Le premier effort est de se renseigner sur notre passé culinaire en consultant les livres qui le racontent, en interrogeant nos aînés avant que leur savoir se perde. Le second effort est d’aller chercher nous-mêmes dans la nature qui nous environne les aliments qu’elle nous donne toujours, comme elle le faisait à nos ancêtres. Le problème cependant, c’est que nous sommes beaucoup plus nombreux qu’avant et qu’il faut protéger certaines espèces qui sont en danger de disparition parce que nous n’avons pas su les consommer en assurant leur reproduction naturelle. Nos ancêtres adoraient la morue, le saumon, l’anguille, le caribou, le wapiti, le corbijou, mais ils ne se sont pas préoccupés de conserver ces ressources et leur environnement vital. Ils ont pollué nos eaux pour bâtir l’industrie papetière puis l’industrie laitière de sorte que nous devons nous priver de ces aliments aujourd’hui ou nous restreindre à ne consommer qu’une petite partie de notre héritage  en faisant élever des saumons ou des wapitis par les autres. Il reste beaucoup de bleuets et de framboises sauvages dans nos forêts boréales, mais nous sommes trop paresseux pour aller les ramasser. Nous trouvons plus facile d’acheter des bleuets ou des fraises cultivées au Mexique ou en Chine. Ce sont désormais les autres qui répondent à nos besoins fondamentaux: se nourrir, se vêtir et s’abriter. Nous ne savons plus cuisiner, coudre et bâtir notre maison.

Deuxième problématique, c’est que mille et un diktat diététique ou scientifique remettent en question nos recettes patrimoniales qui sont toujours trop salées, trop sucrées, trop grasses, trop protéinées, trop d’hydrates de carbone, trop caloriques avec pas assez de vitamine C, de vitamine D, pas assez de … et de…. Pourtant nos ancêtres les plus lointains se nourrissaient, pendant de grandes périodes de l’année, avec du poisson ou du gibier ou des fruits de leurs cueillettes. Les fruits, les noix et les légumes étaient marginaux dans leur alimentation. Pendant des milliers d’années, nos ancêtres se sont nourris principalement d’hydrates de carbonne apportées par le blé, le riz, le maïs, la pomme de terre, les légumineuses complétées par des protéines en hiver, et des légumes, en été. La base de leur cuisine était composée de gras saturés et leur gâteries de mélasse et de sucre d’érable faisaient partie de tous leurs repas, au XIXe siècle. Personne n’était vraiment obèse car il fallait bucher son bois, faire les foins, bâtir sa maison, faire son sucre d’érable, ce qui éliminait beaucoup de calories.

Troisième problématique, c’est la mode instantanée amenée par le star system qui dicte nos gestes et nos décisions, non plus notre système personnel de valeurs. Nous mangeons telle chose et de telle façon parce que tel chef ou telle vedette de la télé ou telle spécialiste ou tel chercheur a dit qu’on devrait en manger tous les jours. Ce sont les nouveaux curés de nos paroisses médiatiques!

 Dans ce contexte, je comprends très bien que cuisiner patrimonial représente un effort considérable. Aussi, je suis plein d’admiration pour les jeunes de la génération Y qui veulent retrouver nos véritables racines et bâtir leur identité sur des valeurs millénaires et non sur des modes passagères. Je suis plein d’admiration pour les chefs qui cuisinent à partir de nos produits naturels pour les faire connaître à leurs clients plutôt que de servir du tilapia qui n’a rien à voir avec notre culture culinaire. Et je me trouve plus que chanceux d’avoir des lecteurs fidèles qui réfléchissent à tout cela, avec moi, chaque semaine.

Merci à tous de votre fidélité !

Michel Lambert, historien de la cuisine familiale du Québec